Voici la lettre reçu du futur que j’évoquais dans mon post précédent. Elle sera publiée en avant-propos du livre sur cette question du tirage au sort des députés dont j’achève la rédaction actuellement.
Cher prédécesseur,
Nous sommes en 2063. J’ai le privilège de pouvoir m’adresser à toi qui vis en 2013, 50 ans avant que ces lignes aient été écrites… Nous avons en effet jugé important que ceux qui auront à vivre les grandes crises du début du XXIème siècle aient une vision de l’avenir… pour qu’ils soient en mesure de le construire ! Ce courrier diachronique est un peu une bouteille à la mer mais certaines de ces bouteilles parfois sont ouvertes et leur contenu compris… Voici donc en quelques mots ce qu’il faut que tu saches pour que tu oses imaginer et bâtir une démocratie renouvelée.
Où en est-on aujourd’hui ? Le tirage au sort des députés est devenu la règle depuis maintenant seize ans. On a ainsi un gouvernement dirigé par un président élu (avec son équipe de quinze ministres) et un parlement dont une chambre est désignée par le sort. Ne hausse pas les épaules ! Ça marche bien et c’est parfaitement démocratique. N’oublie pas que les Athéniens ont pratiqué le tirage au sort pendant leur siècle d’or. Vos jurés d’assises qui décident de la liberté de leurs contemporains sont bien, eux aussi, tirés au sort.
Les mérites de ce mode de désignation des députés sont simples : l’assemblée est à l’image de la société, autant de femmes que d’hommes ; les professions, les origines sont diverses… les capacités aussi. J’entends déjà ta principale objection : tu te dis que tu n’aurais pas envie d’être député, que la politique n’est pas ton truc, que vous avez des élus dont c’est le boulot… Puis-je simplement te rappeler que ce sont justement ces élus et leurs successeurs immédiats qui ont laissé advenir les catastrophes dans lesquels vous vous êtes débattus pendant un quart de siècle : ça ne te fait pas réfléchir ?
Une chose est sûre, c’est que, nous, nous y avons réfléchi. Le tirage au sort a été retenu après un long débat qui a mobilisé toute la population. Chacun sentait qu’il fallait donner des bases nouvelles à la démocratie au sortir des catastrophes que nous avions vécues, qu’on ne pouvait plus se désintéresser de l’avenir commun. Au début, certains voulaient instaurer le referendum sur tous les sujets importants, d’autres voulaient une cyberdémocratie directe. Nous avons fini par comprendre que ces solutions séduisantes étaient trompeuses. La démocratie ne consiste pas seulement à décider chacun par oui ou par non, mais à poser avant tout les bonnes questions. Pour cela, rien ne remplace la délibération collective.
Dans une assemblée de 250 personnes tirées au sort, les débats sont passionnants et passionnés. Il faut voir la plupart des “tirés au sort” devenir en quelques semaines des pros de l’argumentation sur des sujets aussi divers que la refonte du système scolaire ou la mise en place d’un contrat d’activité en remplacement des anciens contrats de travail. Comment y parviennent-ils ? Pourquoi sont-ils en mesure de concevoir une législation réellement en phase avec les attentes des citoyens ? Rien de magique dans tout cela. D’abord ils prennent le temps d’écouter une grande diversité de points de vue : des experts, mais aussi les multiples clubs et mouvements citoyens qui réfléchissent à ces questions. Ils ont également appris à débattre vraiment, sans hésiter à explorer des approches contradictoires, en pesant à chaque fois le pour et le contre. Quand les positions sont clarifiées, ils cherchent ensuite à construire des compromis innovants. Enfin, et surtout, la loi a repris une place plus limitée mais essentielle : fixer un cadre sans prétendre traiter toutes les situations possibles. La politique n’est plus surplombante, conçue d’en haut par des cabinets ministériels sans contact avec les réalités vécues ; elle est devenue modeste et surtout confiante. Confiante dans la capacité d’initiative des gens. La politique ne cherche plus à apporter toutes les solutions, elle donne aux personnes les moyens de trouver des réponses par eux-mêmes, à l’échelle micro-locale comme dans des réseaux mondiaux spécialisés.
Deux exemples : La sécurité est désormais gérée par des conseils locaux qui regroupent les entrepreneurs civiques, les services municipaux, la police et la justice ainsi que des citoyens, eux-mêmes tirés au sort. Ces conseils ont inventé des dispositifs de prévention active animés par des volontaires qui évitent de laisser pourrir les situations. Nul besoin de multiplier les lois dans une surenchère sécuritaire. Là l’action locale est privilégiée (d’ailleurs, rappelle-toi que « police » vient de Cité en grec !)
La question des retraites a été reprise à zéro par les députés mais pas uniquement sous l’angle financier comme à votre époque. Les députés tirés au sort ont d’abord réfléchi à l’utilité sociale des seniors et au passage progressif d’une activité professionnelle à une activité sociétale adaptée. Résultat, on est en train de se rendre compte que le maintien en activité des seniors dans des domaines où ils pouvaient à la fois réfléchir et agir physiquement constitue une prévention efficace des troubles du vieillissement. Cette mesure a été bien plus bénéfique à la sécurité sociale que les éternelles mesures d’économies auxquelles vous étiez habitués.
Ce ne sont que des exemples, simplement pour te faire toucher du doigt que les citoyens, localement et nationalement, ont trouvé une place réelle dans l’action publique… et pas seulement pour donner un avis consultatif comme dans votre démocratie dite un peu vite participative.
Nos présidents sont toujours élus au suffrage universel. Ils ne sont élus que pour un seul mandat suffisamment long pour avoir la possibilité d’agir. Nous sommes ainsi revenus au septennat. Les trois présidents que nous avons élus jusqu’ici étaient très différents mais, chacun à sa manière, ils portaient une vision… et acceptaient de la négocier avec une assemblée à l’image de la société civile, … ce qui n’était pas toujours simple.
Garde bien à l’esprit que cette situation politique n’est en effet pas idyllique, que les conflits ou les blocages peuvent continuer à exister mais que nous avons néanmoins trouvé un équilibre intéressant entre des politiciens « de carrière », qui se consacrent pleinement à la gestion de l’Etat et des collectivités, et des citoyens « tirés au sort » qui passent deux ans de leur vie au service du bien commun. Aujourd’hui, même s’il y a toujours des tirés au sort qui ralent au début de leur mandat, la quasi-totalité d’entre eux quittent leurs fonctions à regret et transformés.
N’oublie pas non plus que cette réorganisation a été rendue possible parce que des hurluberlus, au début du siècle, avaient déjà commencé à réfléchir à de nouvelles formes de démocratie. Ils ont aidé à traverser les turbulences … et ouvert le champ des possibles !
J’espère que ma lettre, même si elle heurte des convictions légitimes, semblera digne d’intérêt et susceptible d’éclairer la réflexion qui s’amorce dans votre pays sur la nécessité de refonder la démocratie.
bien cordialement
Bravo pour ce texte. Je souhaite que le principe du tirage au sort permette de repenser le fonctionnement de la démocratie. Et qu’une réflexion sur les bases du tirage au sort (quelle population, quelles limites territoriales, etc. dans un monde de mobilité croissante) comme sur la nécessaire concomitante expression permanente des contradictions permette d’affiner un tel projet.
J’ai découvert il y a peu de temps ce qu’est le « métaclimax » pour les biologistes : dans la nature il n’y a pas d’équilibre stable mais une juxtaposition de milieux qui en sont chacun à des stades différents d’évolution « grâce » à des perturbations (inondations, incendies, tornade etc.). Hervé, tu nous donnes une traduction politique de cette dynamique naturelle : des professionnels de la politique côtoient des amateurs, ceux-ci pouvant tout aussi bien être des acteurs engagés que des récalcitrants, bref des citoyens qui sont différents en expérience, conscience, connaissance, implication et c’est cette diversité qui permet de survivre aux déséquilibres permanents, qui génèrent eux-mêmes cette diversité…. le tirage au sort des députés serait donc une sorte de « métaclimax politique » ?
Bravo Hervé, c’est brillant, et je suis presque convaincu. Presque… Deux objections me viennent à l’esprit:
– quid si les tirés au sort ne veulent pas exercer ce mandat que le sort leur a confié; pourquoi si peu de nos chefs d’entreprises aujourd’hui s’embarquent dans le combat politique, au grand drame de notre société qui laisse trop sa technostructure de fonctionnaires la « surplomber »? Pourquoi demain M. Martin ou M. Dupont plaquerait-il tout, et surtout une entreprise, pour aller siéger pendant 2 ans dans une assemblée à Paris, dont 55 ans (en 2013) de régime présidentiel lui ont montré les jeux puérils et très largement le peu d’utilité?
– tu fais beaucoup d’hypothèses héroïques sur la façon dont nos « Messieurs Martin vont au Palais Bourbon » (pour reprendre le titre d’un grand film célèbre de Frank Capra) seront éclairés et épaulés dans leur délibérations? n’y a t-il pas le risque que ne se faufilent dans ces rangs quelques manipulateurs aux desseins troubles, que la technostructure n’invente de nouveaux tours pour régler la marche et l’allure de ce troupeau inexpérimenté?
Bonjour,
texte intéressant, auquel il manque quelques éléments :
* comment s’assurer que les tirés au sort prennent le temps d’étudier les dossiers, de débattre, de s’instruire des questions posées ? Qui nous dit qu’ils ne voteront pas selon leur première impression ?
* que faire des illettrés tirés au sort ? Et de ceux qui ne parlent pas la langue commune ? Comment leur donner les moyens de remplir leur mission ?
Ceci étant, ce texte a le mérite de poser la question de la professionnalisation ainsi que celle du cumul des mandats dans le temps, empêchant le renouvellement des hommes et des réflexions.
Enfin, il faut noter qu’Europe Ecologie les Verts a introduit dans ses statuts une proportion de gens élus par tirage au sort. Comme quoi, pas besoin d’attendre 2065 😉
Cordialement
Guy Tall.
Jacquelin,
Pour moi, il faut introduire une règle similaire à celle des jurés d’assises : il est impossible de se soustraire à l’obligation démocratique. Bien sûr ça suppose des conditions de rémunération acceptables (maintien du salaire précédent avec un minimum et un maximum, organisation de la fin de mandat pour permettre le retour en activité professionnelle,… Quant au fait d’aller siéger dans une assemblée déconsidérée à leurs yeux, il va de soi que cette image négative évoluera lentement : les premiers seront donc sans doute plus récalcitrants que les suivants qui auront vu évoluer la manière dont l’assemblée fait la loi. On peut imaginer aussi une période de transition pendant laquelle le tirage au sort puisse se faire sur une liste de personnes volontaires (ou qui n’auraient pas manifesté leur opposition).
sur la deuxième question : oui, il y aura des manipulateurs… mais il y en a déjà ! je pense simplement que le temps plus long consacré à la délibération permet d’entendre des manipulateurs de tous bords et donc … de finir par se faire sa propre opinion !
Guy,
je ne prétends pas répondre au travers d’un texte aussi court à toutes les objections ! et il y a forcément des manques. Je vais publier un texte plus complet dans quelques semaines… auquel il manquera toujours des éléments 😉
les pratiques actuelles du tirage au sort, au travers des jurys citoyens ou des conférences de citoyens montrent que les personnes qui y participent prennent très au sérieux leur rôle, alors même que l’enjeu est faible. sincèrement je crois que la qualité de la délibération n’est pas trop à craindre
en revanche, la limite que vous pointez en deuxième est réelle : il faut une langue commune et une maîtrise minimale de l’écrit pour délibérer réellement. il y a donc sans doute des pré-requis minimum à prévoir pouvant conduire à la récusation des personnes inaptes à exercer le mandat. c’est sans doute un gage de crédibilité de l’institution… à condition de ne pas en faire un examen de capacités politiques : pour cela, il y aura pour tous les tirés au sort une formation d’entrée en fonction pour connaître les bases du droit constitutionnel !
Pascale,
pour ma part j’aime parler des « différences de potentiel », terme utilisé en électricité pour mesurer les conditions pour qu’il y ait du courant: idem, pour qu’il y ait de l’énergie dans un groupe humain, il faut de la diversité, des potentiels différents ! rappelons-nous de l’absence d’énergie de ces réunions (en entreprise ou en politique) où tous ceux qui sont autour de la table se ressemblent tellement que rien ne ressort de leur échange ! vive donc aussi les métaclimax ! oui la stabilité des états, quels qu’ils soient, ressemblent furieusement à la mort..
Mon cher Hervé,
Comme je te le disais dans le mail, ton texte résume bien des différents moyens de faire avancer la démocratie. Il faudrait, à partir de ton texte, en reparler dans le détail. Pour ma part je dirai que la démocratie est pour moi une utopie, c’est à dire un objectif à la fois que l’on construit et vers le quel on va mais qui se développera toujours plus…Les éléments de ton texte sont donc des pierres sur ce chemin. J’ajouterai que tout cela ne peut se faire entre spécialistes que nous sommes même parés des meilleures intentions du monde. Ces sont les personnes qui sur le terrain bâtissent des choses et le font ensemble et seuls qu’il faut trouver pour montrer ce qu’il se fait. C’est l’objectif du Collectif Pouvoir d’Agir auquel je participe et je peux t’en parler.
Bonjour et merci Hervé pour cet effort de réflexion et de rédaction. Tout le monde ne prend pas le temps d’écrire.Tout le monde n’a pas cet engagement…
Justement, n’est ce pas ce qui manque aux édiles tirés au sort : l’engagement, la volonté de mettre son activité (ou une partie) au service de la collectivité ? Même chose pour la compétence, il faut quand même un minimum d’aptitudes et de connaissances de la chose publique pour prendre des décisions, sauf à se faire manipuler par les hauts fonctionnaires. Y aura t il une liste d’aptitude à être tiré au sort (comme pour les jurés, je crois).
A bientôt
Merci Hervé pour ce scenario prospectif qui donne vraiment envie. Un peu irénique, tout de même. Mais, pour prévenir les dérives et apories d’un tel système, d’ici 2053, nous avons le temps de mettre en place des « écoles de démocratie », sortes d’universités populaires (en situation), ainsi que des modules dès le collège pour les enfants qui auraient pour objectif de transmettre les rudiments techniques, législatifs, philosophiques, etc., pour apprendre et agir à partir de situations concrètes. Ces écoles seraient obligatoires pour étayer et éclairer l’exercice d’un mandat. Elles pourraient même être européennes pour coopérer avec nos voisins et partager une vision commune. Et, pourquoi pas, un gouvernement national ou régional avec quelques élus d’autres pays ou régions pour introduire une sorte de décentration culturelle ? Le pas de côté n’est-il pas toujours fécond ?