Mes raisons d’espérer en 2016

Trois raisons d’espérer, fruits de mes obsessions, de mes lectures et de mes rencontres… et les vôtres ?

Pourquoi « mes » raisons d’espérer ? Certains, et des plus proches, me reprochent d’écrire trop à la première personne. « Le moi est haïssable » me rappellent-ils. Cette maxime de Pascal, je ne la perds pas de vue et surtout les « qualités » qu’il donne au « moi » :

Il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres.

Si je persiste, c’est parce que je crois qu’on ne se débarrasse pas si facilement que ça de son « moi ». Écrire en généralisant, en oubliant que ce qu’on dit n’est que l’expression d’une subjectivité parmi d’autres me semble souvent plus péremptoire.

En parlant à la première personne, je ne cherche pas à me mettre « au centre de tout », je reconnais au contraire que mon propos n’est pas une généralité, qu’il est un point de vue contestable et que c’est même cette contestation, quand elle vient, qui me nourrit et finalement me pousse à écrire à nouveau (même si l’approbation, elle, m’évite de renoncer à écrire !).

Donc si je parle de « mes » raisons d’espérer c’est bien parce que je ne supporte pas les généralisations abusives des éditorialistes qui prétendent savoir ce qui va sauver le monde… chaque début d’année ! Il me semble que si l’on ne généralise pas, on est plus utile aux autres. Je dis ce qui me donne envie d’avancer et en le partageant j’espère donner à certains lecteurs un peu désabusés l’envie de se poser pour eux-mêmes la question des raisons d’espérer … et de trouver les leurs pour ne pas sombrer dans la désespérance des temps contraires.

Parce que, oui, il faut s’armer de « raisons d’espérer » aujourd’hui pour naviguer sur les mers agitées de la transition dans laquelle nous sommes désormais bien entrés et pour longtemps.

Ma première raison d’espérer est justement que certains naviguent, au sens propre, sur les flots agités d’une mer – la Méditerranée, synonyme pour beaucoup d’entre nous de plaisir – avec la conviction que sur la côte d’en face, ils pourront reprendre le fil de leur vie après avoir pourtant tout laissé. Cette force vitale manifestée par tous les exilés qui survivent à l’épreuve est un antidote au renoncement et à l’ « aquoibonisme » qui me guettent si souvent. Ils me redonnent de la « force d’âme » (quelle belle expression si peu utilisée aujourd’hui sans doute parce que nous craignons trop d’avoir une âme), en latin on parlait de fortitudo (entre courage et force), je suis attaché à ce mot de fortitudo car il était dans la devise de la ville d’Angoulême, ma ville natale, et qu’enfant je m’échinais à en percer le sens à l’époque tellement abstrait pour moi et désormais si juste : fortitudo mea, civium fides (ma force tient dans la confiance des citoyens).

Ma seconde raison d’espérer, celle qui m’a fait me relever cette nuit pour écrire, c’est la conversation avec un ami qui se disait désabusé face à l’apathie française. Lui qui déborde d’énergie et d’ambition en a assez d’un pays qu’il sent incapable de faire face aux défis du moment. Au fil de la discussion, il reconnaissait comme moi que les choses étaient pourtant en train de bouger, de façon peu visible, pas encore probante, mais tout de même… C’est quand je lui ai parlé des trentenaires que je côtoie que nos observations se sont rejointes. Jusque-là, il opinait sans vraiment me suivre dans ma défense et illustration d’un monde en train de changer. Pour lui aussi, ces jeunes étaient un signe d’un basculement. Il m’a semblé qu’il en prenait mieux conscience en échangeant ses impressions. Nous convenions ainsi que ces trentenaires étaient le signe qu’une autre forme de réussite était possible, moins focalisée sur l’enrichissement rapide, et donc plus apaisée. Je tire une double leçon de cet échange : l’intuition que les modèles de réussite sont en train de changer semble se confirmer de plus en plus ; le fait d’en parler contribue à déverrouiller chez nos interlocuteurs une aspiration très forte, mais jusque-là inavouable, à changer de paradigme.

Ma troisième raison c’est ce que je me promettais de dire en complément du billet précédent (mais oui, il m’arrive d’avoir de la suite dans les idées !). Ce qui bloque tout changement, c’est la peur. Ou plutôt trois peurs superposées. Ma raison d’espérer c’est que ces peurs peuvent être vaincues, …à condition d’aller à la troisième, trop négligée. La première peur, les politiques l’ont bien identifiée et en jouent, hélas, pour maintenir un pouvoir hégémonique. La « peur des périls extérieurs » permet de redonner au politique une place au centre du jeu social avec une offre de protection : protection à l’égard du terrorisme, des migrations, hier de la crise de l’euro, avant-hier de la crise financière,… La seconde peur est bien vue des sociologues. La « peur du déclassement » nous fait accepter les inégalités, chacun jouant « perso » avec l’impression de pouvoir s’en sortir par de petits privilèges (le contournement de la carte scolaire en est un bon exemple). Dans un article publié par Slate, Jean-Laurent Cassely affirme, à la suite de Dubet ou de Savidan, « à mesure que les inégalités et leur perception se renforcent, la population, loin d’opter pour la révolte, devient plus conservatrice ». Impossible dès lors d’espérer le rejet du système par les citoyens, comme le montre l’échec de Mélenchon. Pour retrouver une possibilité d’action, il faut aller à la troisième peur, la « peur de l’autonomie». Dans une société d’individus, il faut sans arrêt « être à la hauteur ». La confiance en soi est donc indispensable puisque nulle institution ne vient nous dicter de l’extérieur notre conduite. Ehrenberg avait bien analysé le risque de « fatigue d’être soi » engendré par notre société. Quand la peur des périls extérieurs, la peur du déclassement nous étreint, il faut trouver en soi des ressources qu’on ne sait plus faire émerger. C’est là que je vois une raison d’espérer ! Cette peur-là peut être prise en charge. Les politiques ne s’y intéressent pas, ou si mal, mais la « société des gens ordinaires » peut s’en saisir.

Le contre-exemple est la réserve citoyenne mise en place à l’issue des attentats de janvier par Najat Vallaud-Belkacem. Libération faisait le triste constat que le lancement était raté malgré la bonne volonté de ceux qui s’étaient inscrit. L’idée paraissait pertinente : face au désarroi des jeunes en manque de repères, il fallait leur proposer des rencontres avec des citoyens exemplaires qui allaient leur transmettre leur « bonne parole ». Finalement heureusement que la machine administrative soit si lourde à se mettre en mouvement, car ce n’est pas de discours dont les jeunes ont besoin, au contraire. Voir pendant une heure une personnalité forte expliquer à quel point les valeurs sont importantes risque d’enfoncer le jeune mal dans sa peau dans la certitude de son insignifiance.

Quand on a peur d’exister, les modèles de réussites sont souvent écrasants. Face à cette peur, l’écoute patiente est le meilleur antidote. Face au manque de confiance en soi, pas besoin de héros républicains ou de saints laïcs. La bienveillance est la première ressource. On a besoin d’accoucheurs, de maïeuticiens, de mentors !

Je me souviens encore, vingt-cinq ans après, d’une anecdote qui m’avait touché. Je travaillais sur les questions d’orientation et rencontrais de nombreux spécialistes. L’un d’eux, Gaston Paravy, racontait l’échange qu’il avait eu avec une jeune fille incapable de trouver sa voie. Il lui demandait quels étaient ses talents et elle disait n’en posséder aucun. Même après plusieurs relances, elle ne voyait vraiment rien de notable. Elle finissait par s’excuser : aînée d’une famille nombreuse, elle passait son temps libre à leur faire des gâteaux. Le fil était là. Insignifiant pour elle, et pourtant base sur laquelle elle a pu construire un métier, grâce au regard bienveillant sur un talent qu’elle ne voyait pas.

Ma troisième raison d’espérer est là. La « peur d’être autonome » peut s’affronter grâce à l’échange et à son rôle de révélateur des ressources qui sont invisibles à nos yeux. Les lieux et les occasions de se parler avec bienveillance se multiplient, à bas bruit. J’en cite deux, modestes mais tellement utiles : à Grenoble, la Chimère citoyenne rend possible des rencontres improbables et riches ; à Lyon, les Raconteurs d’itinéraires professionnels ouvrent la voie à des échanges décomplexés sur le sujet si délicat de l’orientation.

 

Voir dans les migrants non des envahisseurs mais des personnes à l’élan vital réconfortant ; constater l’attrait nouveau de modes de réussite moins centrés sur la réussite matérielle ; partager une manière de vaincre la peur qui mine notre société… voilà les trois raisons d’espérer qui ont animé pour moi ces derniers jours de 2015. Je vous invite, si vous le souhaitez, à partager les vôtres. Beaucoup d’esprits forts se moquent du « feel good ». je ne dois pas être assez fort (et n’ai pas envie de le devenir) pour résister aux petits bonheurs des pensées positives !

Je vous souhaite une année 2016 heureuse, riche de rencontres et forte de tous les liens tissés jour après jour.

Démocratie, sous le soleil…

Les vacances sont là, ou bientôt là ! Plus de temps pour lire, pour échanger, … pour écrire peut-être ! Je vous le souhaite. je serais en tous cas heureux de poursuivre nos conversations à distance. je commence,…

Premier jour de vacances. Soleil. Chaleur. Cigales. Odeur des pins. Bruit du vent, haut dans les branches… Je suis bien. Je suis dans  mon élément. Ce matin à 7h, j’étais dans la mer, seul. Pas une ride sur l’eau. Une lumière si douce lie mer et ciel dans une continuité de bleus et de jaunes très pales, le soleil à peine émergé des pins, sur les rochers. De minuscules bateaux de pêche rentrent un à un dans le port de Carro jouxtant la crique où je me baigne. Oui, mon élément. La Méditerranée est, plus encore que ma Charente natale, le lieu où je suis immédiatement  bien. Sans  doute les longues vacances d’été au sud de l’Espagne, enfant et adolescent, m’ont acclimaté à cette chaleur immobile. La magie des odeurs et des réminiscences, portée par  un souffle  d’air sous le chêne vert où je suis allongé, m’a amené loin de ce réfugié d’Afghanistan, l’enfant héros de ma première lecture estivale. Et puis, sans doute parce que cette présence, plus  forte que ma lecture, de l’Espagne de  mon enfance, du midi où je suis pour la journée, m’amènent à penser à la Grèce dont je me  sens si proche pour tant de raisons, personnelles et philosophiques, je reviens à ma préoccupation de tous les jours depuis des semaines : le moment très particulier  de notre histoire que nous sommes  en train de vivre avec la  tentative désespérée de Tsipras pour changer  la donne  européenne.

L’image de Tsipras épuisé, à la Une du Monde économie, me hante. Tsipras à la Une du Monde économieQuoi qu’on pense des positions politiques de Syriza, ce combat du gouvernement grec pour chercher une alternative à l’austérité bornée qui leur est imposée me touche. Il me touche d’autant plus qu’il semble se heurter à un mur. L’Europe devient chaque jour davantage une citadelle refermée sur ses certitudes et ses peurs. Refus de donner des  perspectives aux  Grecs, refus de prendre en compte les migrants des rives sud de la Méditerranée,… tout participe de ce complexe obsidional.

Nous évoquions avec l’éditeur et scénariste de bande dessinée Olivier Jouvray cette peur qui saisit aujourd’hui les élites, qui les  tétanise et les rend agressives. On n’est plus dans la  rationalité froide de ceux qui comptent mais dans la défense identitaire d’une croyance tellement ancrée que la réalité est déniée. Celui qui n’est pas d’accord n’est plus seulement un adversaire, c’est un fou dangereux. Regardez comment on a  parlé de Tsipras ! J’ai ainsi entendu le politologue Dominique Reynié, habituellement mesuré, se  déchaîner littéralement contre le choix de Tsipras de recourir  au référendum puis au vote du Parlement. J’avais  lu dans les années 80 un livre qui m’avait beaucoup frappé : la falsification du bien d’Alain Besançon. L’auteur y dénonçait la fermeture  du discours soviétique capable de retourner le moindre argument contraire, de le « falsifier »….. J’ai de plus en plus le sentiment que l’Europe en est arrivée à cette incapacité à se remettre en cause. Le débat continuera, mais ce sera de plus en plus illusoire. Ce qui est  terrible, c’est qu’on pourra justifier longtemps ce théâtre  d’ombre. La démocratie est prise au piège de ce qui a  fait sa puissance de transformation : le « faire  comme si » est en train de devenir un « faire semblant », mais c’est très difficile à rendre évident aux yeux de tous. Je m’explique. Le  « faire comme si », Philippe Dujardin l’explique très justement sur le blog du Laboratoire de  la Transition Démocratique. La démocratie, nous dit-il, suppose de ne pas s’arrêter à la réalité des inégalités, c’est une fiction, une construction, un processus dont on dit qu’il est advenu pour qu’il advienne.

 

L’assemblage des égaux, opère par escamotage, dénégation ou mise en oubli des écarts et distinctions de la condition de ses membres. […] Les égaux sont pensables comme des êtres de « fiction ». Encore faut-il redonner à fiction le sens premier qui est le sien, soit « façonnage », « fabrication ». Le façonnage de la cité, au sens grec et athénien, qui est toujours le nôtre, a pour condition de possibilité, non l’égalité  mais l’égalisation ; l’égalisation ne peut s’accomplir sans le truchement de l’opérateur du « comme si ». C’est sous effet du « comme si » que la voix d’un inexpert de 18 ans vaudra celle du président français du conseil constitutionnel ; c’est sous effet du comme si que, lors d’une assemblée générale de l’ONU, la voix d’Antigua (70 000 hbts), vaudra celle de l’Inde (1 210 193 000 hbts). Il ne faut cesser de nous en étonner !

 

Le problème est qu’aujourd’hui la logique fictionnelle de la démocratie tourne au « faire semblant ». On prend prétexte de l’égalité (la Grèce ne vaut pas plus que chacun des 18 autres membres de l’eurogroupe) pour éviter tout surgissement d’une parole dérangeante. Il ne faut pas oublier l’équation de « Douze hommes en colère ». Par le jeu de l’argumentation celui qui est seul au début à défendre un point de vue peut, par la seule force de l’argumentation, changer le destin qui semblait écrit d’avance. Et si la démocratie était tout entière dans le fait que rien ne soit écrit d’avance ? Que l’histoire s’écrit au fur et à mesure dans le surgissement des paroles contraires et pour tant complémentaires, s’acceptant comme  telles ? C’est ce mouvement qui semble aujourd’hui s’enrayer. La démocratie est vue désormais par trop d’Européens « raisonnables » comme un capital qu’il ne faut pas dilapider dans de folles  gesticulations, alors que la  démocratie véritable accepte de n’être rien qu’un processus toujours en cours et toujours incertain. Logique de flux contre logique de stock !

Deux visions  diamétralement opposées et pourtant née  l’une et l’autre sur le principe que la démocratie est un idéal et non une réalité. Mais  un idéal à préserver dans des symboles intangibles pour les uns, un idéal à construire dans l’acceptation de l’impromptu pour les autres.

 

Je termine ce texte, non plus sous les pins et les chênes verts du midi mais dans la douceur d’un matin charentais. Entretemps je suis passé par Toulouse où nous avons rencontré les parents d’une amie de Claire. La soirée passée avec eux a été riche d’échanges… sur la question démocratique (mais aussi d’un excellent cake à la menthe et à la ricotta et de  pâtes fraiches aux crevettes). Une fois encore, j’ai été frappé de la convergence  de vues possible entre personnes au parcours si différents. L’un et l’autre,enfants d’immigrés italiens, grandis dans la  sidérurgie finissante et sortis du milieu ouvrier par les études (lui chercheur en philosophie, elle enseignante et militante à l’extrême gauche).Moi, issu de cinq générations d’industriels, fondamentalement libéral (au sens politique), même si la plupart de mes interlocuteurs me considèrent de gauche ! Notre discussion sur le tirage au sort des députés a montré  une fois encore  que ce sujet est désormais mûr.

 

Pourquoi mêler ainsi considérations personnelles sur les vacances, les rencontres, et réflexion sur la Grèce et la démocratie ? La présence des cigales ou de la mer n’apportent rien, apparemment, à mon raisonnement sur la démocratie. N’y a-t-il pas, même, une forme d’indécence à lier ainsi plaisir du farniente et drame grec ? Pour moi, c’est et ça a  toujours été une même trame. J’ai toujours écrit ainsi, d’abord dans un cahier vert dès 1982, ensuite dans la lettre des Ateliers, maintenant sur ce blog. Ma réflexion est intimement liée aux émotions de la vie et il me semble naturel d’en tracer la généalogie, au fur et à mesure.

J’en reviens à ce point à ma conversation avec Olivier Jouvray, le scénariste de BD. Il pousse les étudiants d’Emile  Cohl à se mettre en scène dans les récits qu’ils inventent. Partir de leur réel plutôt que faire de la fiction à partir de la fiction des autres, dans une redite des récits qu’ils ont dévoré adolescents. Nous étions donc d’accord sur la nécessité d’un récit de la démocratie qui vient. Pas un simple témoignage sur les initiatives existantes, pas une fiction sur une utopie abstraite. Sans doute un aller et retour entre anticipation et reportage, entre  réflexion et expérience vécue.

Sur ce blog ou avec la Lettre des Ateliers, je n’ai jamais reçu autant de commentaires que lorsque l’émotion rejoignait le questionnement. Le questionnement, pas les affirmations rationnelles et péremptoires. Les  questions sont plus intéressantes que les réponses, souvent !

 

Migrations, terrorisme, mixité : trois problèmes mal posés

Les politiques ont une responsabilité énorme et souvent sous-estimée : celle de désigner les problèmes auxquels nous devons faire face. Si le problème est mal posé, il ne peut avoir de bonne solution. Trois sujets d’actualité, hélas, le montrent cruellement.

Les politiques ont une responsabilité énorme et souvent sous-estimée : celle de désigner les problèmes auxquels nous devons faire  face et donc par voie de conséquence les solutions qui y répondent. Si le problème est mal posé, il ne peut avoir de bonne  solution. Deux lectures dans Le Monde et une intervention malheureuse du premier Ministre l’illustrent avec une actualité tragique.

Ce sont en effet trois des problèmes majeurs du temps qui sont mal analysés, mal nommés  et qui conduisent à prendre des décisions plus qu’inefficaces, dangereuses à terme pour le maintien de la confiance dans la pertinence du régime  démocratique.

Frontières  et migrations

Le premier sujet concerne les frontières. On ne peut accueillir toute la misère du monde, nous devons donc nous protéger des migrations clandestines, renforcer les contrôles, ériger des murs, faire la  guerre aux  passeurs,…. Nous connaissons tous ces « raisonnements », ressassés à l’envi sur tous les bords de l’échiquier politique avec de moins en moins de variantes entre les camps et de plus en plus  de raideur martiale !

Le Monde  culture publiait utilement  ce week-end les premières conclusions du programme de recherche « Mobilité globale et gouvernance des migrations »  qui propose de réfléchir à une question que personne n’imagine possible : « Et si on ouvrait les frontières ? » Cette étude est dirigée par Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, avec quatre autres chercheurs : anthropologues, politistes, géographes et sociologues : Michel Agier (EHESS), François Gemenne (IDDRI-Sciences Po), Thomas Lacroix (Migrinter CNRS), Antoine Pécoud (Université Paris 13). Ses conclusions vont à l’encontre des représentations habituelles. Non, l’ouverture des frontières ne provoquerait pas de migrations massives. Toutes les variantes étudiées laissent  penser que l’absence de  frein aux migrations changerait leur nature : migrations pendulaires, nomadisme, démultiplication des destinations y compris sud-sud remplaceraient ces  allers sans retours faits la peur  au ventre.

L’article de  Maryline Baumard  est passionnant et vaut la peine d’être lu de  bout en bout ! Voici juste deux  citations  qui montrent les idées  fausses sur lesquels on construit nos représentations :

« On vit sur des idées fausses, affirme Catherine Wihtol de Wenden. L’opinion croit encore que les migrants vont prendre le travail des Français, que les immigrés coûtent cher. Ces mensonges ne sont jamais contredits par les politiques. Tétanisée par la montée de l’extrême droite, la classe politique ne veut pas ouvrir le débat. Pire, elle ajuste son discours et son action sur l’opinion publique, ce qui rend nos solutions aussi décalées qu’inadaptées. »

« Une chose est claire, que les politiques ne semblent pas avoir intégrée : une migration se joue bien ailleurs que sur une frontière, rappelle le politologue Bertrand Badie, chercheur au Centre d’études et de ­recherches internationales (CERI). Rendre les passages d’un pays à l’autre plus ­poreux ou plus contrôlés ne change rien à la décision de partir. Cela modifie en ­revanche le choix d’une trajectoire, cela fait prendre plus de risques et augmente le coût – financier et humain – du voyage en obligeant à se mettre entre les mains de passeurs, ajoute-t-il. La continuité des flux, même lorsqu’on construit des murs ou qu’on surmilitarise une zone, en est la preuve la plus manifeste »

Pauvreté et mixité

Depuis des années des sociologues comme  Jacques Donzelot dénoncent une erreur de diagnostic en matière de politique de la  Ville. On se bat pour plus de  mixité dans l’habitat alors que le  problème est ailleurs, dans  le  développement du pouvoir d’agir  des personnes. Les  personnes et non les  lieux. Pourtant toute la  politique de l’ANRU a consisté à rénover les lieux pour y attirer des « classes moyennes » et le débat politique s’est focalisé sur le pourcentage de logements sociaux par commune.

Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’École normale ­supérieure de Cachan a coordonné un livre « En finir avec les banlieues ? » dans lequel Hélène  Balazard[1], entre autres jeunes  chercheurs, présente les politiques d’empowerment (de  développement communautaire) alternatives à notre politique de la Ville. Interviewé  dans le même supplément Culture & Idées du Monde, Thomas Kirszbaum est explicite :

[…] invoquer la mixité sociale, c’est faire  référence à une norme de vie urbaine dans laquelle  les blancs auraient vocation à constituer un groupe majoritaire. C’est une lecture obsolète. […] on assiste à la formation permanente et durable d’espaces où les minorités sont majoritaires. Ces quartiers connaissent toute une série de difficultés mais ils remplissent aussi une fonction d’accueil résidentiel et de promotion sociale […] Il est temps de faire le deuil du retour des classes moyennes blanches par la rénovation urbaine.

Et il en conclut :

Plus que de politiques de peuplement, on a besoin de politiques d’accès. L’enjeu est de faciliter l’accès  des pauvres et des minorités à des écoles, des services publics et des  emplois de qualité.

Le collectif Pouvoir d’agir, déjà évoqué ici, se bat sur cette ligne déjà depuis plusieurs années  mais il peine à être  entendu au-delà d’un premier  cercle.

Police et guerre

Manuel Valls, avec son goût de dire les choses sans langue de bois, a choisi de parler de guerre de civilisation pour parler de la lutte contre le terrorisme. Cette posture est particulièrement grave car elle veut signifier qu’on appelle un chat un chat… alors que ce n’est pas  un chat ! Beaucoup de commentateurs s’en sont offusqué mais plutôt pour pointer le terme de « civilisation » en restant bloqué sur la critique faite à Huntington lorsqu’il parlait de « choc des civilisations ». Mais c’est là aussi se tromper de combat. Manuel Valls ne stigmatise pas l’Islam puisque son choc de civilisation est entre tous les civilisés, quels qu’ils soient, et les barbares qui pratiquent le terrorisme.

Ce n’est donc pas là qu’est le problème  mais bien dans l’utilisation du mot « guerre ». Cela fait des années que je m’énerve contre l’expression de « guerre au terrorisme ». J’entendais dimanche Alain Bauer dire qu’il faudrait parler de police et non de guerre. Il a cent fois raison ! L’idée de guerre suppose un ennemi avec des buts de guerre comme la conquête d’un territoire. Les personnes qui pratiquent le terrorisme en France relèvent bien de la police. Ils mènent des entreprises criminelles, pas des actes de guerre. Toute la journée de vendredi on a essayé de faire passer le déséquilibré de Saint-Quentin Fallavier pour un soldat au service de l’islamisme. On a en fait découvert qu’il utilisait l’alibi islamiste pour régler des comptes personnels et pour tenter de donner un sens à son suicide (raté).

En disant cela, je ne cherche pas à banaliser le terrorisme ni à la justifier, au contraire ! La guerre, on le sait, peut être juste, il y a même une forme de noblesse  dans  la  guerre (et c’est ce  qui la  rend  si dangereusement  séduisante !). Avec  le terrorisme, on ne  trouve que pratiques  criminelles et lâcheté. Ceux qui s’y livrent sont des hors-la-loi pas des combattants ! Confondre les  deux comme le fait le Premier Ministre risque de renforcer paradoxalement l’image des terroristes, assimilés à des guerriers et non des  criminels. Parler de police, ce serait aussi parler de  la « polis », de la Cité. La police n’est pas que répression du crime, elle  est aussi prévention (on l’oublie trop depuis que Sarkozy avait nié l’utilité de la police de proximité). On voit qu’en passant de « police » à « guerre », on se trompe de diagnostic et on se prive de  moyens d’action.

Trois travers à surmonter

Pourquoi n’arrivons-nous pas à poser les  problèmes de façon correcte ? Refusons  là aussi les visions simplistes ! les politiques ne sont pas « coupables » au sens  où ils choisiraient intentionnellement de nous tromper. Ils  sont victimes de trois travers majeurs mais pas impossibles à surmonter :

  1. Ils  ne prennent pas le temps de réfléchir à la question, ils  se focalisent  sur la  solution. au rebours de la formule de tous les vendeurs de services : « vous avez un problème, j’ai la solution », j’ai l’habitude de dire : « vous avez des solutions ? j’ai le problème ! ». J’avais choisi le mot Kasumi Tei pour dire mon activité d’innovateur sociétal. Ce mot japonais désigne les digues qu’on construisait autrefois au Japon pour protéger les villes des inondations. Les Japonais ne cherchaient pas à stopper l’eau, mais plus modestement à réduire son impact destructeur. Avec des digues en chevrons de part et d’autre du fleuve, ils freinaient les crues tout en laissant l’eau ainsi assagie, s’épandre sans dommage dans les rizières environnantes. Quand on pose bien le problème (ici, éviter  l’inondation et non arrêter l’eau), on trouve des solutions créatives. Notre croyance prométhéenne dans les capacités humaines à maîtriser la  nature nous ont  fait faire  régulièrement des choix erronés à partir d’une question trop rapidement ramenée à un problème d’ingénieur.
  2. Ils croient trop au « bon sens », à l’évidence. Parce qu’ils ont besoin d’être compris par le  plus  grand  nombre, les responsables politiques préfèrent  souvent une solution qui est attendue par l’opinion. On sait pourtant qu’on ne peut pas seulement se fier à ses sens pour comprendre la réalité. Toute la physique quantique est contre-intuitive. Elle est pourtant scientifiquement fondée. On ne devrait pas non plus oublier ce que provoquent les « changements d’état ». L’eau reste toujours de l’eau mais chacun sait qu’elle n’a pas  les mêmes propriétés si elle est sous forme de glace, de liquide ou de vapeur. Il faut accepter qu’un problème sociopolitique change aussi d’état selon la manière dont il est abordé : les migrations si elles sont libres deviennent un nomadisme relativement rationnel, si elles sont interdites, un pari cauchemardesque sur la possibilité de survie à la traversée (qu’elle  se fasse sur un esquif en Méditerranée ou dans le train d’atterrissage d’un avion en provenance d’Afrique du Sud).
  3. Ils ne voient pas l’intérêt de la pluralité des points de vue étant donné qu’ils sont les gardiens vigilants de l’intérêt général. C’est pourtant cette  multiplicité des regards qui permet de découvrir d’autres  manières de prendre le  problème. Lorsqu’on n’a qu’un marteau à sa disposition, tous les problèmes ont la forme de clous ! je n’insiste pas  sur cette question des « points de vue », j’y ai consacré un papier l’an dernier.

Si les politiques faillissent dans la  désignation des questions politiques, il faut d’urgence revoir la manière dont les questions  sont mises à l’agenda. De nombreuses  voies  peuvent être explorées mais toutes doivent contribuer  à sortir des trois travers que je viens  de mentionner. Prenons le temps de poser les questions (les problématiques pour prendre  un mot plus  savant  et plus juste) ; méfions-nous des idées toutes faites, du « bon sens » qui conduit aux  yakas ; multiplions les points de vue sans  chercher  nécessairement le graal représentatif, la diversité est le plus souvent une ressource suffisante.

On a  coutume de  dire qu’un problème  sans solution est un problème  mal posé. Regardons le  nombre de questions aujourd’hui insolubles et remettons  sur le  métier les questionnements qui conduisent aux  impasses actuelles. Voilà ce que l’on pourrait attendre de partis  politiques  faisant réellement leur boulot ! en cas de  carence, il nous appartient  à nous citoyens  de reprendre l’initiative.

[1] Hélène Balazard est intervenue dans le cadre du groupe Empowerment que nous avons animé avec Philippe Bernoux en 2011. Elle  publie également Agir en démocratie: vers de nouvelles mobilisations citoyennes

persopolitique.fr
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.