En famille

Retrouvailles familiales à l’occasion d’un enterrement, celui de ma cousine KiKi. Outre la tristesse de ces occasions, j’ai toujours une appréhension face aux risques d’expression des discordes qui existent dans toute famille  un peu étendue comme la nôtre. Je devrais pourtant savoir que c’est en fait souvent des moments de paix et d’attention à l’autre, de joie de se revoir malgré les circonstances  de la réunion. Sous un pâle soleil d’avant printemps encore frisquet, nous avons préféré  nous installer dehors que rester confinés dans la maison. Des nouvelles s’échangent : « ah ! Etienne est à San Francisco chez Apple ? je ne l’aurais pas imaginé !», « Pauline est en train de s’installer comme agricultrice sur le  causse de Gramat ! Une fille si frêle sur une terre si dure ! » Des photos et de vidéos circulent, celle, irrésistible, de Coline et de  sa  fille de  quelques mois…

Des conversations sérieuses s’engagent sans se poursuivre, juste quelques  bribes vite interrompues  par une  reconfiguration des groupes de cousins-cousines. Xavier, qui dit l’impression de manque après 25 ans comme maire et président de communauté de communes ayant renoncé à se représenter aux dernières élections. Cécile,  dont le travail dans  le  tourisme dépend  des choix  du conseil général/départemental, et qui se demande si c’est bien logique que plus aucune décision ne  puisse se prendre en période préélectorale. Et puis Catherine, très investie dans le combat contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes, qui évoque ce qui se passe là-bas hors des feux médiatiques : l’intense travail des ateliers citoyens qui explorent les alternatives à la construction d’un nouvel aéroport en envisageant ce  que pourrait permettre le réaménagement de l’actuel aéroport. Catherine se dit admirative de ce travail sérieux si loin de la caricature des zadistes jusqu’au-boutistes.  Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette discussion du dialogue de la veille  avec mon père, auquel  Catherine  s’est si souvent opposée. Papa est de plus en plus convaincu que l’on ne peut faire l’économie de donner la parole aux  gens si l’on veut sortir de la crise actuelle. Il est loin le temps  où il croyait que Sarkozy pouvait changer la donne. Lui qui suit toujours assidûment l’actualité politique partage toujours davantage les mêmes aspirations  que moi à une démocratie faisant plus de place à l’intelligence de chacun. Je trouve impressionnant ce rapprochement général, non pas bien  sûr sur le fond, mais sur la manière dont doit se vivre  la  démocratie.

Plus  personne ne semble croire aux institutions mais ce n’est ni sur le mode  du « tous  pourris » des populistes, ni sur le ton catastrophé des déclinistes. Un constat plutôt,  désabusé et calme, assorti de l’idée finalement assez simple qu’il faut se mettre à faire autrement.

Je ne tire évidemment pas de conclusions sociopolitiques  de quelques échanges au sein d’une famille  charentaise à l’occasion d’un enterrement. Pour autant je suis sensible aux climats, aux ambiances et aux signaux faibles. Les divisions  idéologiques  très fortes qui ont marqué l’histoire de la famille depuis 1968, sans disparaître, laissent émerger un besoin commun plus important que les divergences d’opinion, celui d’un changement profond de notre rapport au politique. Une  famille n’est pas  la France. Pourtant je ne peux m’empêcher de penser que c’est une bonne  nouvelle…

Pour un téléthon de la fraternité

Un mois a passé depuis le 11 janvier. Le débat s’est poursuivi sur « quoi faire ». Voici une contribution écrite avec Jean-Pierre Worms. Nous aimerions qu’elle soit débattue car elle nous semble à même de tirer l’élan de fraternité vers l’action. Nous ne nous retrouvions pas dans les initiatives prises jusque-là, qui en restaient trop au « plus jamais ça ».

 

La logique de guerre souhaitée par les terroristes ne s’est pas imposée. Les pouvoirs publics, les médias sont restés relativement mesurés. La surenchère n’a pas eu lieu et on a évité un patriot act à la française. Pour autant l’élan de fraternité né de ces événements terribles n’a pas conduit à des actes à la hauteur des aspirations exprimées par tant de nos compatriotes. Chacun est resté dans son registre habituel. Les acteurs de la société civile ont lancé beaucoup d’appels à la fraternité. Le gouvernement a annoncé que l’enseignement du fait religieux serait développé à l’école. Les médias ont maintenu pendant plusieurs jours des émissions pour décrypter ce que nous venions de vivre. Chacun a agi dans son domaine, mais en faisant un peu plus de la même chose. Les émeutes de 2005 avaient aussi connu leurs « plus jamais ça » avec le succès que l’on sait.

Revenons donc sur ce qui s’est passé le 11 janvier, à la  lumière des trois  termes de la devise nationale. Le 11 janvier, c’est en premier lieu  notre attachement viscéral à la liberté : liberté d’expression et aussi pluralisme des opinions et des croyances. Nous avons redit fortement que nous avions le droit d’être nous-même. Mais ces marches ont aussi manifesté le plaisir, voire l’émotion éprouvée à le dire ensemble, dans la reconnaissance mutuelle qui permettait de dire à la fois « je  suis  Charlie, je suis policier, je suis juif,… » On a eu ainsi la preuve de la vigueur de deux éléments de notre devise: liberté et fraternité. Mais  l’égalité est restée hors champ. De là vient sans doute une grande partie du malaise ressenti dans les jours qui ont suivi les formidables rassemblements du 11 janvier. En effet l’absence était criante, ce jour-là, de nombre de ceux qui souffrent quotidiennement de l’accumulation de toutes les pauvretés (face à l’emploi, à l’école, au logement, à la santé et, globalement à l’ensemble des « biens communs » d’une citoyenneté partagée), pauvretés qui se combinent pour reléguer  ceux qui les connaissent aux marges de notre société. Dans une société où le monde des inclus s’éloigne de plus en plus du monde des exclus, ces derniers ont souvent vécu les manifestations du 11 comme l’achat d’une bonne conscience à bas prix de ce monde des inclus qui les rejette, voire, paradoxalement, comme le signe même de leur relégation. Ils ne se sentaient pas concernés  par ces appels à la fraternité et même, souvent,  refusaient de les cautionner de leur participation.

Comment leur montrer qu’on les a entendus mais qu’ils se trompent ? Comment mettre ce désir de fraternité, si fortement ressenti et largement partagé, au service de l’égalité? d’une reconquête simultanée de la justice sociale et d’une démocratie inclusive?

Est-il encore temps de tenter quelque chose qui soit à la hauteur de l’émotion partagée? Comment surmonter la fragilité et le risque de fugacité de ces multiples « envies d’agir », en concurrence avec bien d’autres sollicitations dans une société de l’immédiateté? Comment les inscrire dans la durée, les faire converger pour en assurer la cohérence et la puissance transformatrice? Peut-on imaginer une mobilisation conjointe et durable de la société civile, des pouvoirs publics et des media qui seule assurerait l’indispensable changement d’échelle des actions engagées en permettant à un beaucoup plus grand nombre de personnes de s’y engager ? Il s’agit de favoriser dans une même dynamique l’engagement personnel, l’initiative collective et le renouvellement de l’action publique. Le succès du téléthon qui a su créer durablement un élan de solidarité est un exemple dont on pourrait s’inspirer. Et si on lançait un téléthon de la fraternité ? une fraternité tournée vers l’égalité, une fraternité inclusive… ? Un « télétemps » plutôt pour récolter non pas des dons en argent mais en temps. Du temps qui serait consacré aux actions en faveur de la fraternité ce qui est naturellement bien plus engageant que d’ouvrir son carnet de chèque. Un « télétemps » qui donnerait à voir des personnes qui racontent ce qu’elles font ou qui franchissent le pas à cette occasion. Que pourraient être ces « moments de fraternité partagée » ? Ce temps à vivre et à partager, c’est d’abord du temps pour parler ensemble, pour réfléchir à plusieurs dans tous les lieux publics où l’on peut se rencontrer, à l’école, c’est le plus urgent, mais aussi dans les lieux les plus ordinaires, précisément où on ne prend pas le temps de se parler: une gare, le boulanger, le hall d’accueil de le CAF, de la poste, de pôle emploi…, une galerie de centre commercial…, une prison. Car ce que le 11 janvier a aussi révélé c’est le besoin pressant de parole; on le pressentait pendant les marches, on le ressent partout depuis. La liberté d’expression c’est aussi cela.

Le philosophe Ali Benmakhlouf disait récemment : « Transmettre, ce n’est pas décrypter pour les autres, c’est débattre avec eux ». Le télétemps permettrait de créer une incitation puissante à ouvrir des espaces de dialogue, informels, éphémères, sans cesse réinventés. Le télétemps nous donnerait le courage d’oser, puisqu’on verrait que d’autres ont osé et que ça faisait un bien fou à tous. C’est aussi simple que cela, pour nous la fraternité : se réunir, parler ensemble, de soi et de son rapport aux autres et des ajustements qu’on est prêt à faire pour mieux s’accepter en tant que « frères en humanité ». Ça peut faire des instants de télévision inoubliables car empreints d’une émotion et d’une énergie authentiques, ceux qu’on trouve  aujourd’hui parfois dans un témoignage comme celui de Latifa Ibn Ziaten, mère du militaire français Imad, tué par Merah en mars 2012 qui a touché tant de gens après le 11 janvier.

Mais, pour s’épanouir et produire l’effet attendu, l’action individuelle a besoin de s’inscrire dans des démarches collectives. La personne y trouve la reconnaissance d’autrui qui la conforte dans sa volonté d’agir, et l’action collective, pour durer, y trouve les moyens de se renforcer et de se transformer. Le télétemps doit rendre visible au plus grand nombre ces initiatives portées par  des collectifs et des associations. Cette mise en  visibilité ponctuelle devra naturellement être  prolongée dans la durée sur Internet (comme vont commencer à le faire les Conférences du Pouvoir d’agir dont la première concernera les initiatives bretonnes). De nombreuses associations d’éducation populaire existent déjà, et depuis longtemps, qui ne demandent qu’à bénéficier de nouvelles énergies citoyennes pour connaître un renouveau de vigueur et de pertinence. En outre, la perte d’audience et d’efficacité de nos institutions publiques, le désenchantement démocratique à leur endroit, qui n’épargne pas nombre d’anciennes organisations associatives reconnues, a provoqué une véritable effervescence d’initiatives associatives nouvelles  dans tous les champs où la démocratie et les services publics s’avèrent défaillants. C’est là où un effort de tous pour les rendre visibles, faciliter les coopérations et les actions conjointes et, dans le respect de l’autonomie de chacun, construire une force collective puissante à partir de ces désirs d’agir dispersés pourrait véritablement changer la donne, impulser et nourrir une action des pouvoirs publics qui y retrouve à la fois du sens et de l’efficacité.

Car il va de soi que, pour nous,  cette mise en mouvement des citoyens doit se faire en articulation avec l’action des pouvoirs publics. Il ne s’agit pas de remplacer l’Etat, si défaillant qu’il puisse être ici ou là, mais de le stimuler, de montrer aux élus et aux services concernés qu’ils peuvent agir autrement , et mieux, en prenant en compte l’intelligence et l’énergie des citoyens. Oui, pour être à la hauteur des  espérances du 11 janvier, il faut penser en termes d’alliance et sortir du chacun pour soi. Chiche ?

texte écrit avec Jean-Pierre WORMS, membre du collectif Pouvoir d’agir, impliqué également  dans  le  Laboratoire de la Transition Démocratique

La Marseillaise de trop ?

La Marseillaise entonnée à l’Assemblée Nationale ! Pour la première fois depuis la fin de la Première guerre mondiale. Pour moi, je crois que ça a été le déclic, hier soir en voyant les images à la télé. On en fait trop. Il est temps de changer de registre !

La Marseillaise entonnée à l’Assemblée Nationale ! Pour la première fois depuis la fin de la Première guerre mondiale. Pour moi, je crois que ça a été le déclic, hier soir en voyant les images à la télé. On en fait trop. Sous le coup de l’émotion tout était justifié. Dimanche les millions de personnes dans la rue, les représentants des Etats d’Europe, d’Afrique et du Proche-Orient, et même les dictateurs. L’union contre la barbarie. Une fois pour toutes. C’est dit en silence, c’est dit avec des salves d’applaudissements qui naissent et disparaissent puis reprennent, obstinément. Voilà ça suffisait.

Mais hier soir, l’enflure commençait à poindre sous l’émotion légitime. Et des questions, vite refoulées, viennent à l’esprit. On se met à comparer les millions de morts de 14-18 et  les 17 victimes de cette semaine de janvier en se demandant si cette Marseillaise commune aux deux événements est légitime. Bien sûr le premier mort est inacceptable, et pourtant… On ravale bien vite ce décompte malséant, mais il a traversé l’esprit. Et tout risque de venir dès  que le fil de la pelote est tiré.  Le pays est-il réellement en danger parce que des cinglés manipulés par des fanatiques s’attaquent à un journal satirique ?  Imagine-t-on réellement que notre civilisation est en train de s’écrouler à cause de ces misérables ? Personnellement je ne le crois pas du tout. On nous parle de guerre asymétrique mais n’est-ce pas un simple accès de violence aveugle comme on en a connu bien d’autres au long de notre histoire de la bande à Bonnot à la bande à Baader ? Ne sommes-nous pas beaucoup plus menacés par le péril de la financiarisation et de l’hubris généralisé ?

La culture religieuse a du bon : on y apprend que toute épiphanie n’est qu’un instant où une réalité invisible se dévoile. Lors de la Transfiguration, Jésus apparaît tel qu’il est à ses disciples qui en perdent les pédales et veulent rester sur la montagne, dresser la tente,… Jésus les ramène vite à leur réalité terrestre et les invite à redescendre dans la plaine. Dimanche a été une épiphanie (une manifestation) de la République, ne cherchons pas à la faire durer artificiellement. Elle perdrait toute consistance. Gardons cette journée comme un temps de concorde nationale, comme un signe qu’au-delà de nos divisions, nous avons une communauté de destin… Mais cette concorde n’a pas vocation à durer, le conflit est légitime. On s’est simplement rappelé (mais c’est essentiel !) que nous pouvons vivre ensemble sans être d’accord.

Le temps est venu de prendre des initiatives concrètes pour que nos appels à la fraternité ne restent pas vains. La fraternité n’est pas l’absence de conflit, l’unanimisme béat. C’est simplement la certitude que la discussion peut faire avancer bien plus que l’opposition frontale, qu’il y a du commun entre nous… même si parfois il est dur à trouver. Dans l’émotion, j’ai parlé de brigades du débat et du rire… Certains ont dit chiche. D’autres voies peuvent être explorées. Des initiatives sont en germes ici ou là. Redescendre de la montagne ne signifie pas renoncer à l’action, au contraire ! mais c’est prendre les chemins patients de la réalité humaine.

Nous avons vu à quel point le besoin de débattre était pressant. Rien que pour ce blog, le nombre de lecteurs s’est multiplié. Vous avez été plus nombreux que jamais à commenter, directement ou par mail. Des propos graves, réfléchis ont été tenus. Des interrogations ont été réaffirmées avec force : la notion de « fraternité » ne va pas de soi, certains craignent qu’elle nous éloigne du devoir de solidarité, qu’elle nous enferme dans une forme de communautarisme. Mais on peut voir la fraternité de façon très différente, comme la reconnaissance d’une capacité de toute l’humanité à « agir en frère » justement sans s’enfermer dans les fratries de sang ou d’appartenance. Une autre interpellation, plus véhémente, appelle à « laisser une place aux athées » sans laisser penser, de façon implicite, que chacun a une foi. Lors du travail sur la laïcité aux Ateliers nous avions eu de la même manière des échanges beaucoup plus vifs que sur les autres sujets. On touche là à des questions essentielles et que la futilité des temps laisse souvent sous le boisseau… Une proche de l’aventure des Ateliers résume bien la nécessité du débat :

Les échanges ci-dessous m’intéressent vivement. En tout cas, ils m’ont fait penser. Et penser seule, me semble pauvre et limitant. S’il est des temps où la réflexion démocratique prend un sens aigu pour moi, ce sont bien ceux-ci. Oui, la controverse est l’enrichissement indispensable où l’on peut écouter, entendre les points de vue différents. Pour ma part, je suis bousculée et peu certaine de mes positions depuis la semaine dernière. Je ressens un besoin urgent de me confronter à d’autres pensées. Alors, merci à vous pour le dialogue à construire ensemble.

Dans ces moments d’intense cogitation mutuelle, de nombreuses lectures nous ont été conseillées que nous avons à notre tour relayées. Ce matin je n’en retiens qu’une, celle d’Ali BenMakhlouf parue dans Libération (merci Francis !). Il parle de Latifa Ibn Ziaten, mère du militaire français Imad, tué par Merah en mars 2012 qui intervient depuis partout pour débattre de l’Islam (je l’ai vue sur le plateau de Pujadas, absolument remarquable, écoutée de tous et notamment de Badinter)

L’exemple de ce témoignage, à lui seul, suffit pour dire que les intellectuels n’ont aucun droit ni pouvoir exclusif de décrypter la réalité à la place des autres. Relisons le Maître ignorant de Jacques Rancière, où l’émancipation signifie que chaque personne issue du peuple, parce qu’elle est citoyenne, peut concevoir sa dignité humaine, «prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage» (éd. Fayard, 10/18) sans qu’on vienne lui dire en quoi cette dignité consiste. Transmettre, ce n’est pas décrypter pour les autres, c’est débattre avec eux.

Que les politiques et les médias redescendent vite de la montagne où ils semblent se complaire, nous avons à faire ensemble, ici-bas. Qu’ils continuent encore sur le registre de l’émotion et ils dilapideront instantanément le crédit qu’ils ont regagné. Les symboles sont puissants mais ils se figent très vite en caricature. Merci de nous permettre de les garder vivants dans nos esprits et dans nos cœurs. Nous n’oublierons pas le 11 janvier. Et c’est heureux que la date qui va rester dans les mémoires soit celle de la marche de dimanche plutôt que celle des meurtres. Décidément ces apprentis terroristes n’ont même pas réussi à imposer leur 11 septembre.

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