Religion et démocratie

Encore un texte ! Mais je crois essentiel de continuer à échanger, surtout sur un sujet difficile comme celui-là. Bonne lecture.

 

Sorti un moment sur le balcon d’où j’avais envie de regarder la ville (j’habite à la Croix-Rousse et j’ai une belle  vue sur Lyon, à condition de mettre le nez dehors), je me suis aperçu de l’extraordinaire douceur de cette après-midi ensoleillée. J’ai ressorti un transat et me suis mis à lire au soleil. Un moment d’intense douceur, tellement en contraste avec ce que nous avons vécu depuis trois jours que j’ai eu besoin de partager ça avant d’entrer dans le vif du sujet.

Nous recevons tous dans nos boîtes mail depuis 3 jours, les multiples contributions écrites et partagées pour mettre en mots ce que nous éprouvons et ce que nous comprenons de la situation.  Je l’ai fait au travers de ce blog, et tous ceux qui ont posté des commentaires avec moi.

Je ne sais pas si ce que je vous envoie aujourd’hui ne risque pas de dépasser votre seuil de saturation mais je tente quand même  l’envoi car j’ai envie de revenir sur ce qui constitue le cœur du problème, le rapport entre démocratie et religion et leur commune acceptation. C’est à nouveau Didier Livio qui est le déclencheur car il vient de m’envoyer un texte de Philippe Herzog et Claude Fischer dont je partage l’argument

La guerre de type nouveau qui nous est imposée appelle tout autant un renouvellement de notre approche de la laïcité. Si l’on ne conçoit la religion que comme une affaire privée, on ne pourra pas faire face aux évènements. […] Pour faire reculer la radicalité islamique, on ne doit pas s’arrêter à la proclamation des valeurs républicaines. Un vaste travail d’éducation et d’information sur les rapports entre religion et politique est indispensable. Cela passe notamment par un dialogue public en profondeur et permanent avec les communautés musulmanes : le meilleur soutien que l’on puisse offrir à un islam démocratique réside dans cette coopération.

J’ai aussi partagé ce texte avec Guy Emerard dans un tout autre contexte et il m’a fait la gentillesse de le trouver utile, y compris de manière opérationnelle pour un établissement d’enseignement de tradition chrétienne. Enfin, c’est le sujet d’un des chantiers que nous avons ouvert au Laboratoire de la transition Démocratique.

Voici donc ce texte rédigé pour mon livre sur la démocratie sociétale (toujours en instance de publication) :

Faire de la laïcité un questionnement partagé plutôt qu’une règle imposée de l’extérieur

Le débat sur la question de la laïcité n’est jamais facile, comme nous l’avons constaté aux Ateliers de la Citoyenneté lorsque nous avons abordé le sujet. Pour autant il nous semble que nous avons pu explorer des pistes de réflexion utiles. Les éléments ci-dessous en découlent directement.

Pour une laïcité de la reconnaissance mutuelle

La laïcité a surtout été définie jusqu’à présent comme un principe « négatif », en creux. Il permet la séparation de deux ordres ayant chacun leur autonomie, le politique et le spirituel. Il s’agit avant tout d’EVITER les interférences que ce soit de la religion dans les affaires publiques ou de l’Etat dans les affaires religieuses.

Il ne s’agit pas de remettre en cause cette séparation mais plutôt de proposer une étape nouvelle : maintenir la séparation tout en ajoutant la RECONNAISSANCE mutuelle.

Pour cela, il semble important de bien distinguer croyance et savoir. Il ne s’agit pas de considérer les croyances comme une façon qu’a l’esprit humain de compenser une absence de savoir, la progression du savoir devant à terme éliminer tout « besoin » de croyance. (Cette vision scientiste des croyances…est aussi une croyance). Les sociologues commencent d’ailleurs à se réinterroger sur le religieux dans le monde contemporain. Ils ne raisonnent plus en termes de « sortie » de la religion mais en prennent en compte la permanence (très renouvelée) du phénomène religieux. « L’importance de la religion en tant que composant du changement social, et non pas considérée comme un simple obstacle à ce changement ni comme la voix, obstinée mais condamnée, de la tradition, fait de l’époque actuelle un moment particulièrement gratifiant » pour les sciences sociales affirmait ainsi Clifford Geertz, anthropologue, professeur à Princeton lors d’une communication reprise dans Le Monde en mai 2006[1].

Si on accepte de ne pas considérer les croyances comme une infirmité, on ne doit pas pour autant les considérer comme bonnes en elles-mêmes. Il y a des croyances dangereuses. Elles doivent donc être passées au filtre des règles qui régissent le « vivre ensemble ». Une des principales règles à faire observer à toute croyance est le droit à l’apostasie, autrement dit la réversibilité de l’engagement. Sans possibilité reconnue par la religion elle-même de « sortir » de sa croyance, il ne peut y avoir de réel respect de la laïcité.

Cette précaution prise, il est souhaitable de reconnaître que les croyances religieuses, spirituelles, philosophiques peuvent contribuer au bien commun car elles sont une aide au discernement de ce qui donne du sens à la vie, parce qu’elles savent aussi promouvoir l’importance de l’engagement. Il ne s’agit pas pour autant de confondre les rôles, ce sont bien les citoyens qui agissent dans la Cité et non les religions en tant que telles. Leur rôle est auprès de leurs adeptes. La première encyclique de Benoît XVI était assez explicite sur ce point. « L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer ».

On voit bien que les croyances peuvent respecter la primauté du politique dans l’organisation de la vie sociale sans pour autant s’en désintéresser. En quelque sorte l’absolu de la croyance se laisse questionner par le principe démocratique. On peut donc très bien vivre avec un double système de référence, l’un de l’ordre de la croyance intime, l’autre de l’ordre de la vie commune en société. Le questionnement permanent que cela suppose est sans doute un bon antidote à toute prétention à imposer LE système de référence universel. L’intérêt d’avoir un double système de référence (politique et spirituel), chacun ayant la primauté dans son champ mais acceptant d’être second dans l’ordre d’en face, oblige à ne penser qu’en termes d’ « absolus relatifs » (le plus beau – et le plus utile – des oxymores puisqu’il oblige à un questionnement permanent de ses propres valeurs, ce qui évite de les imposer aux autres !)

On voit ainsi que si nous pouvons aborder positivement le rapport aux religions, cela ne doit pas conduire à confondre les deux ordres de références, par exemple en mettant en compétition le prêtre et l’instituteur dans la transmission des valeurs. Pour nous, ils ont l’un et l’autre à transmettre des valeurs mais construites sur des absolus propres à l’ordre dans lequel ils se placent, politique ou spirituel. On ne gagne rien ni à confondre ni à opposer ces deux dimensions de l’humanité, on gagne au contraire fortement à les reconnaître comme utiles mutuellement, à la fois pour s’enrichir et pour se limiter.

On retrouve cette vision du rapport entre religion et démocratie chez Barack Obama comme le note Michael C. Behrent dans un article consacré à « Obama philosophe »[2] paru dans la La Vie des Idées : Évoquant le sentiment du « vide » qu’éprouvent nombre de ses concitoyens à l’égard de la vie moderne, le futur président reconnaît que la religion peut jouer un rôle indispensable en le comblant. Mais il ajoute que le caractère absolu de la croyance religieuse – qui, sur le plan individuel, peut justement être son atout – peut s’avérer problématique pour la vie en commun : « La démocratie réclame que ceux qui sont animés par la religion traduisent leurs préoccupations dans un langage universel plutôt que religieux. Elle nécessite que leurs propos soient soumis au débat et soient ouverts à la raison ».

Rendre visibles nos identités composites

Les choses sont, pour beaucoup de nos contemporains, rendues encore plus complexes car nous vivons tous, peu ou prou avec des croyances composites. Même lorsque nous acceptons d’appartenir à une communauté spécifique, notre identité ne s’y détermine pas totalement. Notre identité spirituelle se présenterait comme une composition, différente pour chacun, de références, au-delà des (éventuelles) adhésions à une doctrine ou à une foi. Cette réalité risque d’être occultée par la nécessité où nous sommes de nous positionner dans des catégories définies : croyant ou athée, catholique ou protestant, pratiquant ou non …

Il ne s’agit pas pour autant de relativisme : tout ne se vaut pas. Mais on peut considérer que notre identité spirituelle est composite, complexe, multiple et changeante et qu’on gagne à être au clair sur ce sujet. La reconnaissance par chacun de ses multi-appartenances, religieuses/spirituelles/idéologiques procure une grande sérénité. Partager cette conscience de notre commune expérience du caractère composite de nos identités spirituelles serait une belle approche d’une laïcité fraternelle.

Les conséquences politiques à en tirer

La laïcité reste un pilier de la République mais on constate que le mot n’a pas le même sens pour tous. Plutôt que de sacraliser le texte d’une loi de circonstance (la loi de 1905), il est important de refonder la laïcité en tenant compte des évolutions de la société.

Les évolutions sociales à prendre en compte ne se limitent pas à la seule montée en puissance de l’Islam comme on l’entend trop souvent. Il faut prendre en compte la sécularisation ET le besoin de repères éthiques et spirituels manifestés par les individus « désinstitutionnalisés ». De ce fait la loi pourrait acter la participation des croyances à l’élaboration du bien commun :

  • en intégrant un véritable enseignement du fait religieux dans le temps scolaire,
  • en créant UN jour de fête COMMUN pour partager les croyances
  • en autorisant explicitement les collectivités locales à prendre des initiatives politiques associant les croyances,
  • en donnant aux collectivités la responsabilité d’assurer aux cultes des conditions de réunion équivalentes.

Il serait tout aussi nécessaire de prévoir un plan d’action (non législatif) en complément de la loi autour de deux pistes :

  1.  une incitation à organiser des échanges sous diverses formes sur les croyances qui donnent sens à nos vies, notamment en utilisant la ressource du jeu qui permet, on le sait, une certaine mise à distance, souvent indispensable pour parler sereinement de ce qui nous est le plus personnel. Le jeu sur les identités professionnelles que nous utilisions aux Ateliers pourrait utilement être décliné et diffusé pour mieux réussir à partager nos identités spirituelles.
  2. un programme public visant à développer les initiatives en matière d’aide au discernement des personnes en situation d’autorité, par exemple, un maire qui doit ou non autoriser (aider) une réunion ayant un rapport avec la religion. Aujourd’hui les responsables décident seuls alors qu’on devrait avoir recours à l’intelligence collective, au discernement, à l’accommodement raisonnable… en multipliant les approches en fonction de la situation locale avec un centre ressource mutualisant les pratiques possibles.

 

[1] Clifford Geertz, « LaReligion, sujet d’avenir », Le Monde, 5 mai 2006.

[2] Michael C. Behrent, « Obama philosophe », La Vie des idées, 10 mai 2011.

 

que faire ?

Vous avez été nombreux à réagir au texte d’hier. La suite ce matin… les nuits sont courtes !

Je me suis couché hier soir avec l’interpellation de Philippe Bernoux :

que faire ? Tu réponds avec de la fraternité et de l’amour. Oui, mais c’est tout à fait insuffisant. Il faut de la lucidité et de la volonté qui peut être violente: lutter contre ce qui se répand maintenant: “nous sommes en guerre” entendu ce matin de la bouche d’un député. Il se répand insidieusement l’idée qu’en effet, nous sommes en guerre, causée par la présence des musulmans et que pour gagner cette guerre, il faudra recourir à des solutions extrêmes.[…] L’amour, oui, mais ne saute pas les actions concrètes.

Au milieu de la nuit, je me suis réveillé avec le sentiment que je n’avais manié que des mots creux et je me suis rendormi avec un fort sentiment d’écœurement. J’ai été réveillé à 4h par une piste née d’un demi-sommeil. J’ai eu envie de la partager. Sans attendre. Elle n’est pas aboutie mais si nous nous y mettons tous, il en naîtra peut-être quelque chose… Merci déjà à tous ceux qui ont commenté le message d’hier ! je vous invite à en prendre connaissance … et à continuer aujourd’hui. (et si je le fais sur Persopolitique, c’est parce que c’est mon lieu d’expression mais il va de soi pour moi que ce que nous faisons collectivement par nos écrits croisés, c’est bien le travail du Laboratoire de la Transition Démocratique !)

La guerre d’Espagne, parce qu’elle a semblé à l’époque une menace contre la  civilisation et pas (seulement) contre le peuple espagnol, a suscité la création des brigades internationales. Des jeunes de toute l’Europe se sont levés et ont pris les armes. Les brigades n’ont pas empêché l’issue fatale mais elles ont sauvé l’honneur. Et c’étaient des initiatives qui ne venaient pas des Etats, au contraire.

Et si nous devions à notre tour monter des Brigades ? Pas pour faire la guerre, bien sûr car l’ennemi d’aujourd’hui est bien plus diffus encore que ne l’étaient les fascismes de l’entre-deux guerres. Plutôt pour combattre pacifiquement ce qui mine nos démocraties : à la fois leur dévitalisation intérieure et les attaques qu’elles subissent de la part des obscurantistes manipulant les paumés de toute sorte que nous avons laissé sur le bord de la route. Il faut à la fois redonner de la force, du goût à la démocratie et éviter que les obscurantistes ne gagnent des âmes faibles.

Des Brigades du Débat et du Rire. Réunir des groupes  d’intervention de 5 ou 6 personnes qui acceptent dans la durée d’être  sollicitées pour lancer/participer/animer des débats, pour monter des conférences gesticulées… Les armes du jour sont encore la parole et le rire. Faisons en sorte qu’elles le restent et qu’on n’en vienne pas à d’autres armes.

A ce stade, c’est tout. Je ne veux pas aller plus loin tout seul. C’est peut-être idiot ou hors de propos. J’espère seulement que l’échange va se poursuivre. Je crois au rebond… et à la non appropriation des idées. Nous sommes tellement nombreux à nous poser la même question que nous allons peut-être inventer une réponse appropriée. Nous en avons évidemment un besoin urgent.

 

 

Ils ont voulu tuer la liberté, ils ont tué des nounours, des enfants

Nous sommes tous Charlie ce matin. Et demain ?

Ce matin Caroline Fourest sur France Inter a souligné, comme d’autres, la gentillesse profonde des dessinateurs de Charlie Hebdo, de Cabu, de Charb. Elle disait « c’étaient des gros nounours, des enfants ». Philippe Val pointait lui aussi la gentillesse et la finesse du correcteur, tué aussi hier. Ce qui me pousse à écrire ce matin alors qu’hier encore j’étais dans le cérébral, les rapports entre religion, laïcité et démocratie, c’est ce désastre humain.

Didier Livio, le patron de Synergence a écrit un texte que j’aurais aimé écrire aussi sur cette attaque contre la fraternité.

Alors face à cette attaque, la seule réponse est la douceur et la douleur. Ce sont des millions de minutes de silence en France et dans le monde, ce ne sont pas les patrouilles en arme dans les rues. Charlie Hebdo était « protégé », ça n’a servi à rien. Face à la bêtise meurtrière, on ne peut pas lutter avec des armes. Au contraire, c’est entrer dans le jeu des ennemis de la fraternité.

On a parlé de professionnels aguerris, super-entraînés à propos des meurtriers. Je crois que ce n’est pas vrai. Hier matin, un des premiers témoins, jamais réentendu ensuite dans une info pourtant en boucle,  racontait que les meurtriers étaient d’abord venus sonner chez eux en demandant où étaient les locaux de Charlie. Ils ont échappé une carte d’identité dans leur fuite. Est-ce cela, des professionnels super-entraînés ?

Je crains qu’on ne veuille pas voir que c’étaient des personnes ordinaires et non des monstres ou des ennemis extérieurs. Je crains qu’ils ne soient qu’une facette de notre société. Hélas. Et face à cela c’est bien toute une société qui doit réagir.

Nous devons réagir par plus d’amour. Je sais, ça a l’air niais. Je le crois profondément pourtant. Et je trouve dramatique que l’on en soit là, à ne plus pouvoir parler d’amour dans l’espace public. Après le 11 septembre, j’ai cru un instant que la fraternité pouvait l’emporter sur la haine, ça n’a duré qu’un instant. Et si, en France, nous inaugurions un temps nouveau ? Ce que nous n’avons pas su faire en 2001, submergés par la peur de « l’autre », si nous le réussissions aujourd’hui ? changer de siècle, enfin.

J’aimerais tellement que les « nounours » et les « enfants » ne meurent pas pour rien…

 

 

 

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