« Les affouages… Tu sais ce que c’est ?! » me demande Philippe en passant devant le panneau d’un lieu-dit sur une petite route de campagne. Je sais que ce mot ne m’est pas inconnu mais mon souvenir est trop vague, je me résous à regarder sur Google. Et tout me revient, à la fois heureux de retrouver ce mot et agacé qu’il m’ait échappé. Alors vive la Saône-et-Loire qui en a fait un lieu-dit et vive mon ami qui m’a questionné !
Retour en arrière, pas très loin dans le temps en réalité. Janvier à Die aux Rencontres de l’écologie. Comme d’habitude, j’ai préféré me laisser guider par l’intuition du moment et je n’ai rien programmé. Je sais juste que je vais écouter Olivier Hamant sur la robustesse et Luc Gwiazdzinski, sans savoir de quoi il va parler, juste pour le plaisir de le retrouver.
Ce samedi en fin d’après-midi, je suis le seul de notre petit groupe à me rendre à l’Avant-Poste, attiré par le fait qu’on va y parler de communs. Le thème est prometteur et un peu mystérieux : « La résurgence des communs ancestraux ». Les deux jeunes chercheuses sont à la fois rigoureuses et passionnées. J’apprends, simplement en passant la signification d’affouage, ce mot qui laisse entendre, par sa sonorité, une pratique paysanne ancienne[1] mais l’essentiel est ailleurs, ou plutôt au-delà, dans un terme qui ne fait pas rêver, qui sent bon la langue administrative, avec un je ne sais quoi de révolu dans l’utilisation du mot « section » : la section de commune. On pourrait penser à une subdivision communale, une autre manière de dire quartier ou hameau mais c’est bien plus intéressant ! On est dans un champ sémantique et dans des pratiques complètement hors des radars du monde actuel et pourtant particulièrement vivante et riche de potentiels à explorer : celui des communs fonciers.
Reprenons : l’affouage, puisque c’est le point par lequel je me remémore cette histoire, c’est le droit d’utilisation du bois pour le chauffage ou la construction sur une parcelle forestière appartenant en commun aux habitants du lieu, un droit immémorial, une des pratiques possibles dans le cadre de ces communs fonciers. Ces biens sectionaux, autre manière d’évoquer ces communs fonciers, sont une survivance du droit d’avant le code civil qui a consacré la propriété individuelle. On en recense encore plus de 30 000, parfois réduits à l’emplacement d’un ancien four, parfois s’étendant sur d’immenses alpages.
Je vous invite à découvrir le film qui leur a été consacré, il est réellement passionnant et parfois émouvant quand une jeune femme fond en larme en évoquant sa crainte que cette pratique ancestrale soit remise en cause par le déclin de notre aptitude au dialogue et à la gestion des conflits. Même si la loi empêche d’en créer de nouveaux, exprimant par là notre méfiance collective envers tout ce qui n’est pas blanc ou noir, plusieurs habitants et élus veulent s’inspirer de cette approche des communs pour gérer autrement des biens publics, avec ceux qui peuvent en disposer.
Pour les forêts, les témoignages montrent que le processus de décision entre personnes directement intéressées par leur pérennité permet des décisions plus avisées que les normes de gestion qui se sont imposées au sein de l’ONF et dans beaucoup de Communes. A la logique d’exploitation, les habitants opposent la nécessité de maintenir la diversité des espèces, parfois pour des raisons écologiques et souvent simplement parce qu’ils souhaitent transmettre une forêt aussi belle que celle qu’ils ont pris plaisir à entretenir en nouant des liens solides entre eux et avec le milieu. Celles et ceux qui le disent sont des femmes et des hommes, des vieux et des jeunes, des natifs du lieu ou des néo-ruraux. On sent que le sujet n’est pas anodin, qu’il les engage pleinement, raison et émotion indissociablement reliées.
Au début du film, un homme nous fait revivre son étonnement quand on lui a annoncé qu’il avait été retenu pour la prochaine répartition du bois coupé à côté de chez lui. Il ignorait tout des sections de commune et du droit d’affouage ! Ce « cadeau de bienvenue » a – un peu – facilité ses travaux d’installation, il a surtout donné un tout autre sens à son arrivée dans ce coin de campagne. Il est toujours, bien des années plus tard, impliqué dans la gestion de la « section », qui est devenue une part de sa vie, avec toutes les relations humaines qui vont avec.
Je ne cherche pas à idéaliser – le film non plus – une pratique ancestrale paradoxalement très oubliée et très vivante. Les conflits sont nombreux, surtout avec l’environnement (collectivités locales ou ONF) qui cherche à imposer les modes de faire gestionnaires souvent par simple commodité, parfois avec l’idéologie républicaine mal comprise de « la même règle pour tous ». un républicanisme borné qui tend à gommer les survivances et à empêcher les émergences (ou les résurgences).
Nous avons des trésors de pratiques inscrites dans l’histoire des territoires, tellement ignorées, tellement mal comprises et si peu valorisées ! Quand donc comprendrons-nous que la démocratie se nourrit de toutes ces pratiques qui organisent la vie en commun, développe le sens de l’initiative, les capacités d’entraide et l’aptitude à surmonter les conflits ?
Justice restaurative, santé communautaire, community policing sont d’autres voies pour cette démocratie du quotidien tout aussi peu connues en France et tout à fait passionnantes. J’ai parlé, pour qualifier ces approches, de « démocratie sociétale »[2].
Je participais hier à une rencontre sur la justice restaurative, il n’y a qu’une centaine de rencontres par an alors que tous les témoignages, comme ceux présentés dans le film sur les sections communales, montrent que ces pratiques sont une source de compétences démocratiques absolument exemplaires. Mais peut-être estime-t-on que notre débat public est d’une telle vitalité, d’une telle qualité qu’il n’a absolument pas besoin d’être alimenté, régénéré par de telles ressources ?!
[1] Après consultation d’Alain Rey, c’est bien une ancienne prononciation qui est présente dans affouage, du temps ou « feu » se disait « foué », l’affouage était initialement le droit de prendre du bois pour faire du feu.
[2] Citoyen pour quoi faire ? vers une démocratie sociétale, Chronique sociale 2016