Frayer un chemin

Un texte pour réfléchir à une pratique courante de ce temps de vacances : emprunter un chemin. Il y a évidemment de nombreuses manières d’aborder ce thème, ce texte m’a été inspiré par la lecture du dernier livre de l’anthropologue et philosophe Tim Ingold, Le Passé à venir, repenser l’idée de génération. Et vous, qu’auriez envie de dire sur le sujet ? Je serais heureux de rassembler ici quelques réactions…

Zack Silver @Unsplash

Je ne sais pas vous mais moi, quand j’entends « il frayait son chemin », je vois tout de suite Indiana Jones ouvrir un passage à coups de machette dans la forêt vierge ! Un aventurier solitaire, un effort individuel et forcément héroïque, une jungle impénétrable qui se referme derrière lui, un moment fort mais circonscrit dans le temps : nos images mentales racontent notre culture contemporaine et s’éloignent sensiblement du sens des mots employés, sans qu’on n’y prête attention. Frayer un chemin est beaucoup plus ordinaire, collectif et inscrit dans la durée. L’exact inverse en somme de notre représentation spontanée ! Frayer nous fait évidemment penser au poisson femelle qui pond ses œufs et l’on a du mal à voir le lien avec frayer un chemin. Il faut se représenter la truite au fond de la rivière en train de frotter son ventre sur les graviers pour faciliter la ponte. Frayer vient en effet du latin fricare, frotter. On comprend alors que pour le chemin, le frottement vient des pieds qui passent et repassent, laissant progressivement une trace. Frayer un chemin, c’est le tracer par une action collective, commune – à la fois collective et banale – inscrite dans le temps long par la succession des pas et des passants.

Tim Ingold nous invite  dans Le passé à venir à regarder ce chemin tracé, frayé par tant de passages successifs comme il regarde la tradition. Dans son dernier essai, il rend à la tradition un sens qui la sort du conservatisme : « Car le sens propre de la tradition – du latin tradere,  faire passer ou transmettre, comme dans un relais – n’est pas de vivre dans le passé mais de suivre ses prédécesseurs vers l’avenir. » Le chemin s’inscrit dans cette logique : « il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres ». Le chemin ne se fige pas pour autant et laisse place à la création. « Vous pouvez emprunter des chemins anciens, mais chaque trace est un mouvement original qui pourra à son tour être suivi. » Il note un point auquel je n’avais pas pensé : un chemin ne s’hérite pas, parce qu’il ne s’objective pas, ce n’est pas un bien achevé c’est à la fois une trace et une prolongation d’un élan vital.

Je rajouterais la différence que l’on peut faire entre chemin et voie. Il ne s’agit pas d’opposer monde rural et monde urbain. Le chemin départemental (selon l’ancienne dénomination des routes départementales) reliait des villes entre elles tout autant que les voies romaines qui traversaient le territoire de la Gaule.  J’ai envie de dire que le chemin est « bottom up » quand la voie est « top down » pour reprendre des catégories propres à la gouvernance mais qui me semblent ici pertinentes. Je m’explique : le chemin est d’abord pragmatique – nous l’avons vu – fait d’explorations successives et rassemblées sous forme de traces dans la mémoire collective alors que la voie est portée par un idéal extérieur et lointain, inscrit dans la réalité d’en haut. C’est intéressant pour cela de noter que chemin vient du gaulois et voie est d’origine latine. Le chemin reliait des tribus gauloises sans hiérarchies entre elles, les voies romaines étaient tracées pour affirmer la suprématie de César, pour mener de Rome jusqu’aux confins de l’empire.

Nous profiterons sans doute de l’été et du relâchement des obligations pour délaisser les voies rapides et explorer des chemins ancestraux. Nous serons sans doute heureux de le faire, loin des manifestations de puissance des César contemporains mais, espérons-le, en prenant le temps de nous inscrire modestement dans les pas de ceux qui nous auront précédé, attentifs à ces histoires inscrites dans le paysage, bien loin de l’héroïsme des Indiana Jones qui tracent leur route, sans prendre soin du monde, seulement attentifs à leur performance individuelle. J’espère que nous saurons, une fois rentrés et lorsque nous échangerons avec nos amis sur nos vacances, renoncer aux fanfarons « j’ai fait le GR 20 en 5 jours » ou « j’ai fait le chemin de Saint-Jacques par la côte» pour préférer d’allusifs « oh, je me suis un peu perdu sur les chemins du Morvan (ou des Landes) ». Vos semelles auront ainsi contribué à frayer des chemins que vous n’aurez fait qu’emprunter, laissant à d’autres anonymes le soin de suivre vos traces.

PS/ « Emprunter », le mot qui m’est venu naturellement sous la plume pour parler d’une balade sur un chemin donne raison à Ingold : le chemin n’est pas censé être appropriable, on ne peut que l’emprunter ! Mais hélas les clôtures prolifèrent et, quand on les interdit pour des raisons écologiques, on maintient souvent les interdictions aux humains d’emprunter ces chemins que nul pourtant ne devrait s’approprier.

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Auteur/autrice : Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY

Je continue à penser que l’écriture m’aide à comprendre et à imaginer.

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