Se raconter, être raconté, conter

En écrivant sur « Les vivants », la série diffusée par France 2 à l’occasion des 10 ans du 13 novembre, je ne cherche pas à m’inscrire dans l’émotion des commémorations. J’ai cette obsession de raconter autre chose sur le monde que l’infinie désespérance qui nous accable. La série dit ça. Elle le dit même avec une justesse et une force qui m’a donné à réfléchir : et si nous contribuions à un autre récit ? Nous, les « tisseurs de paroles ».

Se raconter, être raconté, conter
desvivants

Je viens de terminer la série Des vivants.

Je n’ai pas envie d’écrire sur l’horreur des attentats, l’emprise du terrorisme, la douleur des victimes. Tout a été dit. J’ai craint, avec les premières images, que la série soit centrée sur la réactivation du traumatisme : des zombies sortis de l’enfer, hagards au milieu des pompiers et de la sécurité civile. La reconstitution à gros moyens me faisait peur, les acteurs me semblaient figés dans des représentations stéréotypées de la sidération. Heureusement très vite on s’est attaché à quelques personnages, les otages du Bataclan, d’abord isolément puis très vite regroupés sous le vocable les « potages » – version agglomérée de « potes otages ». Et ce sont les potages qui m’ont donné envie d’écrire. Ecrire sur la puissance que donne le fait de constituer une communauté de vivants, une communauté qui apprend progressivement à se raconter.

Ce ne sont pas leurs histoires individuelles qui nous touchent c’est l’intrication de leurs histoires personnelles, de couples, de groupe et de notre histoire commune. Deux d’entre eux essaient de s’inventer des histoires héroïques, des histoires purement individuelles : « J’ai sauvé une femme enceinte », « Je me suis sacrifié pour ma femme ». Mais ces histoires ne tiennent pas, elles se diluent progressivement dans une histoire commune bien plus vraie, plus forte, avec des rituels, des fêtes et des chansons. Et surtout la série raconte la présence des uns pour les autres, nécessaire d’abord, évidente ensuite, plus rare mais toujours infiniment précieuse et lumineuse à la fin (ah la tension ressentie quand chacun se met à craindre que le retardataire ne vienne pas au repas organisé dans la maison de campagne de l’un deux !). Continuer la lecture de « Se raconter, être raconté, conter »

Eloge du fixe dans le mouvement

Quand plus aucune stabilité ne semble possible, quand l’actualité s’affole, il est peut-être temps de « mettre sur pause ». J’ai pu le faire l’autre soir à Autun, ma ville d’adoption, et j’ai adoré ce moment suspendu où l’on a parlé de TGV, de paysages et du monde…

Eloge du fixe dans le mouvement
aqueduc de la Vanne_Etienne Matthieu

Le TGV a clairement fait partie intégrante de ma vie professionnelle. Pas seulement comme un moyen de transport commode et fiable. Le train est pour moi d’abord un lieu de travail extrêmement productif. Lyon Paris, c’est 2 heures et je me suis habitué à découper mon travail en tranches de deux heures. Je sais parfaitement les textes que je suis capable d’écrire au cours d’un trajet. Il m’arrive même de procrastiner en me disant : « Non mais ça, j’ai le TGV de mardi pour le faire ! » Cette bulle de concentration est facilitée par le fait que les appels téléphoniques n’y sont pas les bienvenus, ni les plus confortables. Ah le bonheur des SMS : « Je suis dans le TGV, je te rappelle en arrivant ! ». Et quel plaisir de prolonger quelques minutes l’effet-bulle pour conclure une note quand tous les autres voyageurs s’agitent autour de vous ! On descend alors sur le quai, presque déserté et on sourit d’avoir pu finir à temps en jetant un coup d’œil aux autres retardataires pour voir s’ils ont le même sourire satisfait …

Pourquoi évoquer ainsi mes habitudes ferroviaires, si largement communes à des millions d’autres voyageurs de la ligne TGV Paris-Lyon, la ligne la plus fréquentée d’Europe ? Justement parce que je viens de passer une soirée délicieuse à échanger avec un autre habitué de la ligne (merci Alexandre et Coralie de cette belle fin d’après-midi autunoise au CoWorking !). Florent Boithias est l’auteur – avec son complice cycliste et dessinateur Etienne Matthieu – d’une BD qu’il présentait lors d’une rencontre publique à laquelle j’assistais par un heureux concours de circonstances et que j’ai lu d’une traite le soir même. Le récit est celui d’une immersion dans les paysages que l’on voit des fenêtres du TGV, une aventure de 10 jours à vélo, sous la pluie une bonne partie du temps, à la recherche de ces lieux repères qui captent votre regard en quelques secondes avant de disparaitre aussi vite qu’ils sont apparus. Même si je ne me sens pas du tout apte à vivre pareille aventure, je me sens tout de suite familier de leur quête, plutôt celle de Florent d’ailleurs, Etienne ayant topé davantage pour l’aventure que pour ce lien très particulier au paysage qui anime – voire qui obsède – Florent.

En fréquentant aussi assidument la ligne TGV et même en étant aussi concentré que possible sur mes écrits, je lève bien sûr de temps en temps les yeux vers le paysage. Et je me suis rendu compte qu’il y avait des sites que je voyais très régulièrement, comme s’ils me faisaient signe, comme s’ils attiraient mon regard et me forçaient à lever les yeux un instant. Ce phénomène me fascinait et j’en parlais à un autre voyageur compulsif avec qui je travaille depuis 30 ans, Didier Livio qui, lui aussi, avait remarqué le même phénomène. Et il voyait les mêmes lieux que moi : un remarquable alignement d’arbres alternant arbres en boules et arbres en fuseau – moins d’une vingtaine d’arbres dans un paysage filant à près de 300 km /heure – et un aqueduc à deux étages d’arcades au fond d’un vallon. Evidemment, en interrogeant les auteurs de la BD, j’évoquais la haie si souvent aperçue et Florent lançait un « Elle y est ! » avant de m’apporter la BD ouverte à la page où je retrouvais dessinée l’alternance des arbres ronds et des arbres traits.  En lisant ensuite la BD, je me suis rendu compte qu’il y avait plusieurs autres sites que je voyais régulièrement : une maison forte sur une hauteur, un village ancien en ligne le long d’une crête, sans compter les sites plus spectaculaires (ceux-là je cherchais à les voir) comme Bergé-le Châtel près de Mâcon ou Cluny.

J’ai souvent tenté de comprendre pourquoi cette haie remarquable mais somme toute modeste arrivait à capter mon attention : accélération ou décélération, changement de lumière après un passage en tranché, courbe créant un imperceptible inconfort… ? Rien de tout cela.  C’est la discussion avec Florent qui me donne la clé de l’énigme, assez simple en fait même si je n’y avais pas songé : tous ces paysages que je remarque sont en fait parmi ceux qui s’installent dans notre champ de vision un peu plus longtemps même si ça reste quelques secondes. Une infime fixité dans un défilement continu. Et l’œil, sans qu’on y pense, capte cette fraction de temps calme et nous en fait profiter. Cette fixité très relative dans un monde sans cesse en mouvement est un instant de bien-être, de congruence entre l’immobilité du rédacteur assis confortablement devant son ordinateur et le calme du paysage qui tout à coup coexiste avec lui de l’autre côté de la fenêtre en triple vitrage.

Et si dans notre monde de plus en plus halluciné, dont certains s’ingénient à accélérer encore la vitesse de défilement à coups de tweets frénétiques et hargneux jusqu’à nous faire perdre tout espoir d’équilibre, et si, dans ce monde au bord de l’abîme, nous recherchions et cultivions ces instants de fixité au cœur même du mouvement ? Non pas dans la fuite vers des oasis coupées du monde mais plutôt dans une ascèse de l’arrêt sur image, de la contemplation furtive, de l’instant hors du temps ? Pas une simple pause-café qui recharge en énergie, plutôt une ouverture à la présence et au « maintenant » : les yeux posés le temps d’une respiration sur un rai de lumière où danse la poussière, à observer un banc de brume qui monte, un nuage illuminé par le soleil couchant… Rien de spectaculaire, rien de partageable ou de likable. Simplement un moment où l’on se sens vivant et où l’on éprouve le besoin irrépressible de s’étirer et de sourire.

Il y a quinze ans, au tout début de ce blog, j’écrivais déjà sur ces paysages vus du train. Il est amusant de le relire, j’y parlais du bonheur « d’entrer dans le paysage » avec le même éloge de l’instant. La haie dont je parle ici, je l’évoquais déjà il y a quinze ans ! Mais il y a aussi François Jullien et l’écart entre la vision occidentale et la vison chinoise du paysage. Prenez cinq minutes de plus pour le découvrir !

Colporteurs d’instants de joie

Ne lisez pas ces lignes si vous êtes convaincus que le moment que nous vivons doit nous tenir en alerte constamment, rivés sur les chaînes info, pour s’affoler, dénoncer, suffoquer et finalement s’effondrer. Si vous ne vous résignez pas à stagner dans cette ambiance de « drôle de guerre », alors la lecture de ces quelques mots peut vous être bienfaisante.

Colporteurs d’instants de joie
Pichon_Pigmalion_PalauMusica_oct23

Triple émotion ce soir. Impossible de ne pas les partager malgré l’heure avancée. Demain, ce sera trop tard. Elles ne seront plus qu’un souvenir heureux. Mais elles auront perdu leur force communicative. Or je crois que toute personne qui éprouve aujourd’hui une émotion intense et positive se doit de la partager, en ces temps d’angoisse et de sidération. Quand Trump a été élu, j’ai retrouvé la phrase de Hugo sur « les courants sous-marins » qui existent et travaillent « pendant que les flots s’agitent». Je l’ai publiée et plusieurs milliers de personnes l’ont vue et certaines m’ont dit que ça les avait aidées.

Notre premier devoir est de nous conforter mutuellement pour résister à la bêtise mauvaise et hargneuse que certains veulent nous imposer comme seul horizon. C’est ce qu’a fait Christine Angot à la fin de La grande librairie, simplement mais avec force, en apostrophant les médias – et nous qui les regardons – en nous incitant à regarder ailleurs. Elle a cité des artistes américains qu’elle venait de voir en disant qu’ils étaient l’Amérique qu’elle aimait. Face à la haine crasse, il ne faut pas de la haine en retour, il faut de l’amour et de la beauté. Sinon c’est la haine qui gagne.
Alors je partage mon émerveillement, juste avant Angot, pour la lecture qu’a faite Guillaume Gallienne d’un long passage de Proust. Je l’ai pris en cours et j’ai été capté immédiatement par l’incroyable fluidité de sa lecture. Tellement rapide et tellement juste, sans affèterie comme il s’y laisse aller parfois. Il restituait les larmes de l’enfant et la retenue de la mère, leur accord impossible. Proust était soudain accessible sans être trahi. On suivait les méandres des enchainements des réactions entre un fils et sa mère et on était avec eux dans la chambre. Magistral.

Avant j’avais vu le Requiem de Mozart diffusé sur Culture Box. Je n’avais pas l’intention de le voir mais, là encore, j’avais été cueilli au moment du Dies Irae alors que je n’aime pas particulièrement regarder la musique sur écran. Les concerts filmés m’ennuient assez vite, je préfère de loin me laisser prendre par la seule écoute avec la pleine puissance des baffles. Et pourtant tout m’a enchanté – c’est le mot le plus juste – à la fois pris dans le chant et ensorcelé par le spectacle. Raphaël Pichon, le chef d’orchestre, m’a immédiatement captivé par sa gestuelle à la fois ample et tenue, par ses regards, par sa silhouette, dégingandée un temps et soudain ramassée, repliée. Et un regard, et un sourire… Mais c’étaient tous les choristes, tous les musiciens qui étaient animés de cette même intensité. Et l’enfant comme un ange. Je sais ces mots sont convenus mais ils disent la vérité de ce que j’ai ressenti, de ce que nous avons ressenti puisque je n’étais pas seul.

Angot, Gallienne, Pichon, trois artistes, trois moments de grâce différents réunis en une seule soirée d’errance télévisuelle. Voilà, rien de plus. Mais c’est suffisant pour retrouver, un moment, l’humanité créatrice au cœur de l’entreprise de déshumanisation en cours. On le sait, nombre de prisonniers des camps ont survécu en se récitant des poèmes, encore et encore.

« Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer » disait Hugo. Pour ne pas désespérer, soyons des colporteurs d’instants de joie pure. Nous en nourrirons notre résistance, notre capacité à tenir dans l’adversité. Nous y trouverons la force de continuer à inventer le « monde d’après ». Certains ricaneront devant tant de mièvrerie : « Il croit encore au monde d’après, l’innocent ! » Je ne suis pas un optimiste béat, je veux seulement conserver un sens à ma vie. Ni la déploration, ni le fatalisme, ni même la révolte ne me semblent porteurs de sens. Alors je persiste, aidé par ces instants où le ciel s’éclaircit.

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