Rester pensif est souvent vu comme une propension au rêve et à l’inaction. Cette « pensivité » n’a pas de valeur dans notre monde en recherche d’efficacité. François Jullien propose pourtant de s’intéresser à la puissance du pensif. Il distingue le penseur et le pensif. Le penseur conceptualise, définit, fixe ; le pensif discerne, nuance, laisse ouvert. Le penseur construit un universalisme abstrait, le pensif est sensible à une autre façon d’universaliser, par l’intime et le sensible.
Comme toujours François Jullien nous pousse à réfléchir hors des voies toutes tracées. Ici, inspiré par la littérature et notamment la dernière phrase d’un roman de Balzac, « Et la Marquise resta pensive », il montre la puissance de cette pensée qui chemine, qui se rumine dans le temps, sans projet défini. La littérature « donne à penser », elle ne pense pas à notre place, elle ne cherche pas à nous convaincre, ni à rien démontrer.
« Dans la pensée philosophique, la pensée se fait impérieuse. Son “je pense” signifie je veux – je dois – penser : je m’arrache à moi-même, à ma quiétude et à mon indolence, à ma rêverie pour penser », nous dit Jullien.
La pensée dans le monde occidental se conçoit toujours à la première personne du singulier, celle du cogito cartésien. Le pensif semble enfermé en lui-même quand le penseur entre en communication avec l’autre par la clarté de son propos. Mais est-ce si sûr que « l’on s’arrache à soi-même » dans cette forme de pensée et de discours ? Il me semble que la parole prend le pas sur l’écoute et que l’autre est vu au mieux comme un auditeur, au pire comme un adversaire, voir un ennemi.
Déjà Bruno Latour nous avait aidé à sortir du cogito solitaire pour inviter à un cogitamus pluriel et fécond. Pour ma part, réfléchissant actuellement à la nécessité des conversations, ce n’est pas le cogitamus politique de Latour, propre à la gestion des controverses, qui m’intéresse ici, il est encore trop du côté « penseur ». J’ai envie de prendre aux deux auteurs : à Jullien la dimension pensive, à Latour la dimension plurielle. Je vois ainsi la conversation comme une « pensivité à plusieurs » !
Et si la meilleure manière d’entrer en relation avec les autres était justement du côté du pensif parce qu’il mise sur l’intime, sur l’expérience vécue, le sensible ? On passe ainsi du colloque singulier du lecteur avec le roman qu’il referme à l’échange d’interlocuteurs pris dans une conversation à bâtons rompus. Cette pensée qui circule dans une conversation n’assène pas une vérité établie, elle se laisse dériver au gré du flux de l’échange. Ali Benmakhlouf, dans La conversation comme manière de vivre donne à voir cette circulation de la parole : « Contrairement au discours juridique qui hiérarchise les priorités et qui a une suite et un ordre, la conversation considère tous les sujets comme « égaux» et accueille comme naturelle la digression. Ce qui compte, c’est la pertinence du propos, « mêlé de bonté, de franchise, de gaîté et d’amitié ».
Comme le dit l’auteur de l’article de UP qui m’a fait découvrir le dernier ouvrage de Jullien, « le pensif n’est ni imprécision ni faiblesse intellectuelle. Il constitue au contraire une ressource essentielle pour penser ce qui, dans l’existence, se dérobe à la saisie conceptuelle : les affects, les transitions, les états intermédiaires, le « presque rien » du vécu. En cela, Jullien réhabilite une intelligence du sensible et du latent, qui ne progresse pas par démonstration mais par inflexions, reprises et variations». Cette progression par inflexions, reprises et variations, n’est-elle pas aussi une belle manière de décrire les effets d’une conversation bien menée ?
Deux critiques intéressantes du livre de François Jullien, « La puissance du pensif », Actes Sud, 2025
DIACRITIKFrançois Jullien : Penser la pensivité de la littérature
NB1/ Après celles que j’avais initiées à Lyon, j’ai repris le chemin des Conversations à Autun où je commence à en proposer au Coworking d’Autun. Je travaille, avec Jacques Arnould et un petit groupe de personnes volontaires, à la création d’un festival des conversations la dernière semaine de mai. J’y reviendrai.
NB2/ En janvier PERSOPOLITIQUE se mettra aussi à l’heure des CONVERSATIONS ! Plus d’infos dans une prochaine newsletter.
J’ai pris pour illustrer mon propos l’archi-célèbre Penseur après avoir lu sur le blog du Randonneur pensif (!), Daniel Bougnoux : « L’icône tant vantée du Penseur de Rodin n’est donc qu’un mythe, ou prend l’exact contre-pied de la médiologie : l’homme nu rêve, imagine ou désire, il ne saurait penser. » Il me semble effectivement qu’il est moins penseur que pensif. J’ai envie de lui dire (au Penseur) : « Rhabille-toi et viens partager ta rumination ! »
