Programme

Retour sur un mot qu’on a forcément entendu au cours de la campagne. Mais un mot qui est de plus en plus le fantôme d’un autre temps. Il serait nécessaire que l’on en prenne conscience pour que la démocratie reprenne de la vigueur à un moment où elle pourrait vaciller.

Qui utilise encore le terme de « profession de foi », désignation officielle de la propagande électorale ? On dit plutôt : « T’as reçu les programmes des candidats ? » Alors même que l’on ne cesse de regretter que les postulants à la présidence n’aient plus de programme on feint de croire que ce quatre-pages avec photo en Une pourrait en tenir lieu ! Tout le paradoxe de notre rapport à la politique tient dans cette confusion des termes. Des programmes sont bien élaborés par les candidats mais ils ne sont plus lus, à peine présentés au cours de la campagne, essentiellement évalués par une multitude de comparateurs, à la manière des lave-linges dans 60 Millions de consommateurs. On feint de vouloir des programmes sans avoir l’intention de les lire ; on prend pour des programmes ce qui n’est qu’une simple propagande calibrée pour la campagne officielle. Je trouve ça, à la réflexion, plutôt sain. Il y a une forme de vérité paradoxale dans cette dérive.

Et si on arrivait enfin à se dire clairement que les programmes n’ont aucun sens, aucune utilité, que tout le monde le sait, les candidats les premiers, puisque la plupart d’entre eux ont remplacé toute démarche programmatique un peu charpentée par une liste de mesurettes calibrées pour leurs passages au 20h de TF1 et la satisfaction de catégories bien précises d’électeurs potentiels (les chasseurs, les profs, les seniors,…). Un simili-programme que l’on pourra mettre en œuvre dans les fameux « cent jours » et dont on pourra dire, au bout d’un an, qu’il est réalisé à près de 80% ! Et si on arrêtait cette mascarade, ce jeu de dupes qui sape la confiance dans l’effectivité de la démocratie ?! Et si on reconnaissait que la notion même de programme est périmée dans un monde aussi incertain et complexe ? Programme renvoie pour moi à l’informatique ou même au métier Jacquart qui exécute ce qu’on a écrit à l’avance (c’est l’étymologie même du mot : pro à l’avance ; gramma inscription). Les programmes politiques sont à peu près aussi dépassés que les programmes télévisés consultés encore par les habitués vieillissants de la télé de flux à l’heure des replays et des plateformes. Les programmes supposent des réalités certaines, des mondes stables, des avenirs prévisibles, des humains dociles. Plus rien de tout cela ne subsiste mais nous continuons à faire comme si.

De quoi aurions-nous besoin alors ? Trois choses seulement : 1/ une vision d’une priorité qui va conditionner tout le quinquennat, qui va colorer toutes les mesures sectorielles que l’on va prendre chemin faisant 2/ une méthode qui explicite comment on va embarquer la société dans sa diversité puisque le politique n’a de force que s’il accompagne/encourage/facilite les évolutions des acteurs que nous sommes tous 3/ quelques repères de choses qui devront avoir changé à la fin du mandat (pas des objectifs chiffrés, des situations vécues qui devront avoir disparu ou au contraire des situations qui devront pouvoir être vécues à l’échéance du mandat, en conformité avec la vision). En réalité, nous avons besoin de quelque chose qui ressemble à … une profession de foi. En sachant que la foi n’est pas une croyance mais une fidélité, une fidélité à sa parole. Nous aurions dû nous rappeler qu’en 2015, nous avons déjà donné notre parole lors de la signature des accords de Paris. Nous avons une promesse à honorer à l’égard de nos enfants et des enfants de nos enfants : maintenir l’habitabilité de la Terre en limitant le réchauffement de la planète en dessous des 2°. Le programme est là, l’exigeante direction en tous cas. Je trouve affolant que la campagne n’ait pas été centrée absolument, viscéralement, instamment sur la manière dont chaque candidat allait s’employer à tenir cette promesse. J’en veux beaucoup aux médias pour leur pusillanimité à cet égard. Même la guerre en Ukraine aurait dû nous ramener à l’obsession de réussir une transition écologique, démocratique et désirable. Nous avons encore plus le devoir d’être exemplaires, de montrer au monde que la démocratie sert à se confronter au réel (même terriblement angoissant) de façon juste. Voilà le seul programme, non, la seule profession de foi qui vaille à mes yeux. Hélas, on en est tellement loin.

Nous (ne) sommes (pas) en guerre

La guerre est entrée dans nos têtes. Nous regardons en boucle les images en provenance d’Ukraine. Sidérés. Pressentant sourdement que tout peut advenir. A nouveau, le retour au « monde d’avant » s’éloigne. Comment sortir de l’impuissance qui nous saisit ?

On se rappelle l’anaphore du président quand la première vague du Covid-19 s’est révélée meurtrière : « Nous sommes en guerre ! ». A l’époque j’avais contesté l’usage de cette expression. Pas de guerre possible contre un virus disais-je en substance. Aujourd’hui nos dirigeants affirment sur tous les tons : « Nous ne sommes pas en guerre », sauf l’imprudent M. Le Maire qui avait osé évoquer une « guerre économique totale » contre la Russie. Face au détenteur du deuxième arsenal nucléaire du monde, refuser d’employer le terme de guerre est plus que compréhensible. Parler de guerre c’est risquer d’être entraînés immédiatement dans une escalade dont on ne peut exclure qu’elle aille jusqu’à l’emploi de l’arme atomique.

Nous sommes dès lors, depuis plus de deux semaines, enfermés dans une réalité qui n’est pas la guerre mais qui n’est plus la paix. On avait parlé de « drôle de guerre » pour parler de la période entre la déclaration de guerre de 39 et l’offensive allemande de juin 40. On pourrait dire que nous sommes dans un « drôle de paix ». La drôle de guerre était une guerre qui tardait à commencer, on peut craindre que la drôle de paix ne soit une paix qui tarde à finir. Le terme de nouvelle guerre froide utilisé depuis l’invasion de l’Ukraine me semble doublement impropre, d’abord bien sûr parce que la guerre en Ukraine n’a hélas rien de froid ensuite parce que la guerre froide avait été justement une capacité à gérer sans guerre directe l’affrontement des blocs. Continuer la lecture de « Nous (ne) sommes (pas) en guerre »

Ukraine, le moment « hectorien »

Achille, Ulysse et Hector. L’Iliade s’invite dans l’actualité. Cette clé de lecture m’a été donnée hier soir par Gaïdz MINASSIAN, journaliste et enseignant à Sc Po. Elle aide à imaginer une autre voie que l’alternative impossible de l’apaisement honteux et de l’escalade guerrière.

« Le monde ne s’arrête pas à Ulysse et Achille ! » Hier soir Gaidz Minassian nous invitait en conclusion de l’émission C Politique à ne pas oublier le troisième héros de l’Iliade. Aux côtés d’Achille, le fort, et d’Ulysse, le rusé, il y a en effet Hector, le sage. « Hector incarne la responsabilité, la lucidité et la paix ». Face aux assauts grecs, Hector est investi de la responsabilité de mener les combats à la place de son père Priam trop âgé. Il résiste dix ans en évitant le combat singulier car il sait que Troie sera prise s’il meurt. Après avoir tué Patrocle l’ami d’Achille, Hector se résout à un combat qu’il sait perdu d’avance et dit adieu à sa femme Andromaque et à son fils Astyanax. Hector n’a combattu que par devoir, sa vie n’était pas tournée vers la gloire comme tant de héros antiques. Nous avons besoin d’un moment « hectorien » nous disait Gaidz Minassian.

Cette attitude est difficile à adopter quand on s’est à ce point désaccoutumé à la guerre que celle-ci, quand elle survient, nous sidère. C’est ce tank isolé qui vient subitement écraser une voiture sur une route de banlieue. L’horreur et l’incompréhension nous saisissent. L’ordinaire de la route et l’extravagance du char, voilà qui résume bien à nos yeux d’occidentaux l’irruption de la guerre dans nos vies. Par contraste, nous sommes fascinés et admiratifs de la résistance calme et déterminée du président ukrainien. Bien sûr il y a des centaines de milliers de réfugiés sur les routes mais des gens ordinaires s’arment et entrent en résistance. Avec suffisamment de force pour un temps au moins ralentir la progression russe. L’attitude de Volodymyr Zelensky n’est sans doute pas étrangère à la fermeté inattendue des européens. Un sursaut de fierté s’affirme et contraste singulièrement avec la pusillanimité que je dénonçais dans mon papier précédant l’invasion, invasion que j’avais fini par penser inutile pour les Russes tant on ne voulait pas voir, du côté occidental, la guerre déjà là.

Si je suis heureux de ne plus avoir honte, je reste particulièrement inquiet des suites de ce conflit et de notre capacité à « penser et agir comme Hector ». Nous sommes bien plus habitués à ruser comme Ulysse avec toutes les désillusions et les péripéties de l’Odyssée. Et si nous avons désappris le recours à la force comme Achille, ce mouvement-là est assez naturel et revient vite. Enfant binoclard et apparemment calme, je me suis souvent révélé capable de me battre, acculé par la peur de déchoir. J’ai l’impression que l’Europe est un peu cet enfant à lunettes qui se rebiffe à la surprise des grands ! Quand les protagonistes sont à ce point différents, presque opaques l’un à l’autre, l’imprévisibilité du combat est à son comble. On est loin de la guerre froide où chacun savait jouer sa partition dissuasive de la destruction mutuelle assurée (MAD selon l’acronyme américain si bien trouvé).

Nous ne comprenons/croyons pas Poutine même lorsqu’il nous dit ce qu’il s’apprête à faire et Poutine ne nous comprend pas davantage puisqu’il n’avait pas anticipé que cette fois-ci nous dirions stop avec plus de force. J’ai lu ce matin un article très informé de l’historienne Françoise Thom qui décortiquait en décembre l’ultimatum de Poutine aux occidentaux. Les Russes envisagent le recours à l’arme nucléaire sans états d’âme, conscients que c’est par ce moyen – renforcé et modernisé ces dernières années – qu’ils peuvent obtenir l’avantage décisif ce qui serait impossible avec le rapport de forces en armes conventionnelles. Le nucléaire pour eux n’est plus tabou mais doit être intégré dans les options militaires. Par ailleurs ils estiment avoir une fenêtre d’opportunité à la fois en raison de leur réarmement et du désarmement moral (supposé) de l’occident. Face à cela les options sont plus que limitées affirme-t-elle : « Si les Occidentaux se montrent fermes, le Kremlin en tire la conclusion qu’ils veulent détruire la Russie ; si les Occidentaux offrent des concessions, le Kremlin en conclut qu’ils sont faibles et qu’il faut foncer ».

Par ailleurs AOC a republié un texte de Jean-Pierre Dupuy qui prend une tout autre dimension que lorsque je l’avais lu distraitement à sa première parution. Il y démontre le risque important de déclenchement d’un conflit nucléaire non voulu par le simple enchaînement des erreurs d’appréciation et des dysfonctionnements de systèmes d’alerte automatisés. Quand on lit ça en temps ordinaire, on se dit que le raisonnement est pertinent mais sans fondement réel. La nervosité ambiante des protagonistes, renforcée par l’incapacité mutuelle à anticiper les réactions de l’autre, donne des sueurs froides.

Que faire ? Comment faire preuve de l’humilité d’Hector dont parlait Gaidz Minassian ? Deux attitudes sont vouées à l’échec : la recherche d’apaisement qui serait vue seulement comme une marque de faiblesse poussant Poutine à poursuivre la soumission de ses périphéries, l’Europe toute entière pouvant être vue par le Kremlin comme une simple marche de l’Empire ; l’engrenage dans l’affichage d’une force qui ne serait que rodomontades (« faisons entrer l’Ukraine dans l’Union européenne » comme je l’ai lu ce matin) mais dont Poutine se saisirait pour passer au palier suivant dans l’usage de la force. Ni escalade, ni désescalade ? Est-ce possible ? souhaitable ?

Lorsque le « jeu » proposé par l’adversaire peut conduire à l’anéantissement, il est sensé de prendre du recul, de garder son calme. Et peut-être de se contenter modestement d’essayer de bloquer l’engrenage. Rien de glorieux (Achille), rien de subtil (Ulysse), juste une attitude déterminée à ne pas bouger. Si nous admirons aujourd’hui le comique devenu président, n’est-ce pas parce qu’il est dans cette attitude hectorienne ? Faire sa part, même quand on sait que c’est pratiquement désespéré ; rester debout, quoi qu’il en coûte pour soi (et non pour les autres).

Tenir en n’oubliant pas que le temps joue contre Poutine. La guerre froide, c’était le « containment », l’empêchement de l’extension sans recherche d’une victoire jugée impossible. Pas glorieux mais au bout du compte efficace. Dans le monde accéléré qui est le nôtre difficile d’imaginer un tel containment sur une durée aussi longue. Mais justement, parce que le temps s’est accéléré, peut-être ne devrons-nous pas tenir trop longtemps… Les fragilités de Poutine sont nombreuses et il n’est pas dit que les oligarques touchés par les mesures financières ne se retourneront pas contre lui. Enrayer la machine poutinienne passe moins par des « sanctions » que par des blocages : immobilisation par la fermeture de l’espace aérien, blocage des comptes et des échanges financiers, paralysie des systèmes informatiques… L’Europe, heureusement, s’est engagée dans cette voie, la seule à même de révéler – on l’espère rapidement- les failles du régime et à mettre fin à l’aventure poutinienne.

Patrick Viveret rappelait dans les échanges entre Convivialistes que nous avions désormais  à maintenir l’habitabilité de la Terre dans deux registres. Nous le savions pour le climat ; nous voulions l’oublier pour la guerre nucléaire. Dans les deux cas nous devons bloquer l’avancée vers l’abîme. Plaçons-nous résolument dans les traces d’Hector. Il n’y a pas de gloire à conquérir, pas de place pour la ruse, il faut « simplement » tenir. Avec lucidité, détermination et humilité. Merci à l’Europe, merci encore plus aux Ukrainiens réunis autour de leur président. Restons sur cette crête étroite, résolument.

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