Ukraine, le moment « hectorien »

Achille, Ulysse et Hector. L’Iliade s’invite dans l’actualité. Cette clé de lecture m’a été donnée hier soir par Gaïdz MINASSIAN, journaliste et enseignant à Sc Po. Elle aide à imaginer une autre voie que l’alternative impossible de l’apaisement honteux et de l’escalade guerrière.

« Le monde ne s’arrête pas à Ulysse et Achille ! » Hier soir Gaidz Minassian nous invitait en conclusion de l’émission C Politique à ne pas oublier le troisième héros de l’Iliade. Aux côtés d’Achille, le fort, et d’Ulysse, le rusé, il y a en effet Hector, le sage. « Hector incarne la responsabilité, la lucidité et la paix ». Face aux assauts grecs, Hector est investi de la responsabilité de mener les combats à la place de son père Priam trop âgé. Il résiste dix ans en évitant le combat singulier car il sait que Troie sera prise s’il meurt. Après avoir tué Patrocle l’ami d’Achille, Hector se résout à un combat qu’il sait perdu d’avance et dit adieu à sa femme Andromaque et à son fils Astyanax. Hector n’a combattu que par devoir, sa vie n’était pas tournée vers la gloire comme tant de héros antiques. Nous avons besoin d’un moment « hectorien » nous disait Gaidz Minassian.

Cette attitude est difficile à adopter quand on s’est à ce point désaccoutumé à la guerre que celle-ci, quand elle survient, nous sidère. C’est ce tank isolé qui vient subitement écraser une voiture sur une route de banlieue. L’horreur et l’incompréhension nous saisissent. L’ordinaire de la route et l’extravagance du char, voilà qui résume bien à nos yeux d’occidentaux l’irruption de la guerre dans nos vies. Par contraste, nous sommes fascinés et admiratifs de la résistance calme et déterminée du président ukrainien. Bien sûr il y a des centaines de milliers de réfugiés sur les routes mais des gens ordinaires s’arment et entrent en résistance. Avec suffisamment de force pour un temps au moins ralentir la progression russe. L’attitude de Volodymyr Zelensky n’est sans doute pas étrangère à la fermeté inattendue des européens. Un sursaut de fierté s’affirme et contraste singulièrement avec la pusillanimité que je dénonçais dans mon papier précédant l’invasion, invasion que j’avais fini par penser inutile pour les Russes tant on ne voulait pas voir, du côté occidental, la guerre déjà là.

Si je suis heureux de ne plus avoir honte, je reste particulièrement inquiet des suites de ce conflit et de notre capacité à « penser et agir comme Hector ». Nous sommes bien plus habitués à ruser comme Ulysse avec toutes les désillusions et les péripéties de l’Odyssée. Et si nous avons désappris le recours à la force comme Achille, ce mouvement-là est assez naturel et revient vite. Enfant binoclard et apparemment calme, je me suis souvent révélé capable de me battre, acculé par la peur de déchoir. J’ai l’impression que l’Europe est un peu cet enfant à lunettes qui se rebiffe à la surprise des grands ! Quand les protagonistes sont à ce point différents, presque opaques l’un à l’autre, l’imprévisibilité du combat est à son comble. On est loin de la guerre froide où chacun savait jouer sa partition dissuasive de la destruction mutuelle assurée (MAD selon l’acronyme américain si bien trouvé).

Nous ne comprenons/croyons pas Poutine même lorsqu’il nous dit ce qu’il s’apprête à faire et Poutine ne nous comprend pas davantage puisqu’il n’avait pas anticipé que cette fois-ci nous dirions stop avec plus de force. J’ai lu ce matin un article très informé de l’historienne Françoise Thom qui décortiquait en décembre l’ultimatum de Poutine aux occidentaux. Les Russes envisagent le recours à l’arme nucléaire sans états d’âme, conscients que c’est par ce moyen – renforcé et modernisé ces dernières années – qu’ils peuvent obtenir l’avantage décisif ce qui serait impossible avec le rapport de forces en armes conventionnelles. Le nucléaire pour eux n’est plus tabou mais doit être intégré dans les options militaires. Par ailleurs ils estiment avoir une fenêtre d’opportunité à la fois en raison de leur réarmement et du désarmement moral (supposé) de l’occident. Face à cela les options sont plus que limitées affirme-t-elle : « Si les Occidentaux se montrent fermes, le Kremlin en tire la conclusion qu’ils veulent détruire la Russie ; si les Occidentaux offrent des concessions, le Kremlin en conclut qu’ils sont faibles et qu’il faut foncer ».

Par ailleurs AOC a republié un texte de Jean-Pierre Dupuy qui prend une tout autre dimension que lorsque je l’avais lu distraitement à sa première parution. Il y démontre le risque important de déclenchement d’un conflit nucléaire non voulu par le simple enchaînement des erreurs d’appréciation et des dysfonctionnements de systèmes d’alerte automatisés. Quand on lit ça en temps ordinaire, on se dit que le raisonnement est pertinent mais sans fondement réel. La nervosité ambiante des protagonistes, renforcée par l’incapacité mutuelle à anticiper les réactions de l’autre, donne des sueurs froides.

Que faire ? Comment faire preuve de l’humilité d’Hector dont parlait Gaidz Minassian ? Deux attitudes sont vouées à l’échec : la recherche d’apaisement qui serait vue seulement comme une marque de faiblesse poussant Poutine à poursuivre la soumission de ses périphéries, l’Europe toute entière pouvant être vue par le Kremlin comme une simple marche de l’Empire ; l’engrenage dans l’affichage d’une force qui ne serait que rodomontades (« faisons entrer l’Ukraine dans l’Union européenne » comme je l’ai lu ce matin) mais dont Poutine se saisirait pour passer au palier suivant dans l’usage de la force. Ni escalade, ni désescalade ? Est-ce possible ? souhaitable ?

Lorsque le « jeu » proposé par l’adversaire peut conduire à l’anéantissement, il est sensé de prendre du recul, de garder son calme. Et peut-être de se contenter modestement d’essayer de bloquer l’engrenage. Rien de glorieux (Achille), rien de subtil (Ulysse), juste une attitude déterminée à ne pas bouger. Si nous admirons aujourd’hui le comique devenu président, n’est-ce pas parce qu’il est dans cette attitude hectorienne ? Faire sa part, même quand on sait que c’est pratiquement désespéré ; rester debout, quoi qu’il en coûte pour soi (et non pour les autres).

Tenir en n’oubliant pas que le temps joue contre Poutine. La guerre froide, c’était le « containment », l’empêchement de l’extension sans recherche d’une victoire jugée impossible. Pas glorieux mais au bout du compte efficace. Dans le monde accéléré qui est le nôtre difficile d’imaginer un tel containment sur une durée aussi longue. Mais justement, parce que le temps s’est accéléré, peut-être ne devrons-nous pas tenir trop longtemps… Les fragilités de Poutine sont nombreuses et il n’est pas dit que les oligarques touchés par les mesures financières ne se retourneront pas contre lui. Enrayer la machine poutinienne passe moins par des « sanctions » que par des blocages : immobilisation par la fermeture de l’espace aérien, blocage des comptes et des échanges financiers, paralysie des systèmes informatiques… L’Europe, heureusement, s’est engagée dans cette voie, la seule à même de révéler – on l’espère rapidement- les failles du régime et à mettre fin à l’aventure poutinienne.

Patrick Viveret rappelait dans les échanges entre Convivialistes que nous avions désormais  à maintenir l’habitabilité de la Terre dans deux registres. Nous le savions pour le climat ; nous voulions l’oublier pour la guerre nucléaire. Dans les deux cas nous devons bloquer l’avancée vers l’abîme. Plaçons-nous résolument dans les traces d’Hector. Il n’y a pas de gloire à conquérir, pas de place pour la ruse, il faut « simplement » tenir. Avec lucidité, détermination et humilité. Merci à l’Europe, merci encore plus aux Ukrainiens réunis autour de leur président. Restons sur cette crête étroite, résolument.

Guère d’Ukraine

Toute guerre est bien sûr d’abord une polémologie mais quand le discours de chacune des parties prenantes conduit à invisibiliser la réalité d’un conflit DEJA meurtrier, il n’est pas inutile de s’arrêter sur les mots employés.

Comment peut-on tout faire pour éviter une guerre, comme on nous le dit sans arrêt depuis plusieurs semaines, alors que cette guerre a déjà fait 13 000 morts ? Entendu ce matin sur France Culture, ce nombre de morts dans les combats qui se déroulent depuis 8 ans dans le Donbass m’ont sidéré. Vérification faite, il y a bien eu une dizaine de milliers de morts en 2014 et 2015. Et depuis les combats ont continué entrecoupés de cessez-le-feu ajoutant encore d’autres milliers de morts aux milliers de morts.

On ne sait pas si, comme la guerre de Troie, la guerre d’Ukraine n’AURA pas lieu mais incontestablement elle A lieu au présent et elle A EU lieu au passé. Comment peut-on à ce point nier une réalité faite de combats menés à deux heures de Paris (deux heures et demie peut-être puisqu’on réserve l’expression « à deux heures de Paris » à des combats et à des morts non encore advenus ) ?

La guerre du Donbass n’est donc pas une guerre au cœur de l’Europe ; la guerre en Ukraine le serait et serait en cela inacceptable. Doit-on en conclure que le Donbass n’est déjà plus en Ukraine, n’y a jamais été, a été de tous temps en Russie ? Peut-on imaginer que pour nous occidentaux (et je suis naturellement dans le lot), on peut attaquer Donetsk et pas Kiev ? La partition du pays est-elle finalement aussi actée que l’est le rattachement de la Crimée dont plus personne n’imagine le retour à l’Ukraine ?

Ce conflit avait déjà un côté totalement fantasmagorique avec des déclarations sans lien avec la réalité. Côté occidental, on disait dans la même phrase que l’invasion de l’Ukraine aurait des conséquences incalculables mais qu’on ne ferait pas pour autant la guerre. Côté russe, les postures semblaient tout aussi irréelles : on se préparait à la guerre pour éviter une menace fantasmée et totalement inexistante.

Résumons. Une guerre est préparée pour éviter une guerre dont les adversaires potentiels ne veulent pas. Une guerre réelle a lieu et chacun fait comme si elle ne comptait pas. On en est là : les guerres fantasmées ont plus d’importance que les guerres réelles. On passe des jours et des nuits à éviter des guerres impossibles tout en laissant prospérer les guerres invisibles.

La « Guerre d’Ukraine » n’aura sans doute pas lieu, la suite de son dépeçage en revanche ne fait guère de doute. On pourra se réjouir de cette absence de guerre, se féliciter de la modération retrouvée mais pourra-t-on demain croiser un habitant de ce pays sans étouffer de honte ? Je pense à Pavel que nous avons connu enfant et je ne peux éviter la montée des larmes.

Je ne suis pas un dessinateur de presse capable de pointer d’un coup de crayon l’absurde d’une situation. Ma manière à moi est de manier les mots. Il y  a un « jeu de mots » qui s’impose à moi pour dire cette tragédie dont l’acteur principal est si incroyablement absent. Il n’y aura peut-être pas de guerre d’Ukraine mais à coup sûr il ne restera guère d’Ukraine. Et que deviendront les Ukrainiens ?

PS – Qu’on me comprenne bien : je ne fais que pointer notre hypocrisie, la mienne compris. Je ne prétends pas dire ce qu’il faudrait faire. Simplement peut-être ce qu’on ne devrait pas dire.

Spirer, respirer, conspirer

Quoi de plus banal que la respiration ? Un article intriguant sur la « pneumatopolitique » m’a fait prendre conscience de sa dimension politique. A mon tour j’ai voulu y réfléchir, entre Covid et… climatisation !

Venir et revenir, flux et reflux, pourquoi n’y a-t-il pas spirer et respirer ? D’office, dans le mot même que nous employons, nous actons que la respiration est un recommencement. Il y a des allers sans retours mais il n’y a pas d’inspiration sans expiration. Je viens de découvrir dans un texte inspirant [1] que la spiration est aussi une con-spiration (les grecs avaient un verbe pour le dire : sunpnoia, la sympnée). Le souffle est toujours un partage : nous respirons le même air et notre vie est conditionnée à ce partage. On n’y prête naturellement qu’une attention distraite tant que l’automatisme de la respiration commune n’est pas perturbé. Cette con-spiration naturelle n’a rien d’une conspiration politique… jusqu’à ce qu’un virus n’en réactive la dimension politique sous-jacente. Chez Aristote, la sympnée était la condition même du politique, à savoir l’existence d’une communauté de citoyens respirant le même air, partageant le même mode de vie. Et dans toute conspiration politique, les conspirateurs partagent bien un souffle vital même s’il est dévoyé. Là, avec le Covid, on s’est rendu compte que respirer ensemble n’allait plus de soi, que c’était même un risque pour la collectivité. Les gestes barrières, les masques – la ventilation hélas pour certains – ont séparé nos respirations. Mal nécessaire, puisque nous avons grâce à cela maîtrisé la contagion tant que celle-ci était clairement dangereuse, mais mal néanmoins. Nous ne devons pas perdre de vue que cet « air conditionné » – au sens propre du terme puisque nous conditionnons le partage du même air au fait d’être possesseur d’un pass – doit rester une exception justifiée par le bien commun. Certains craignent que notre goût pour la soumission volontaire nous laisse séparés. Pour ma part je crains plus encore l’habitude que nous prenons de privatiser notre air. Ce « chacun son air » se traduit par un fait qui est loin d’être anodin : la climatisation irréfléchie de nos habitats. Comment peut-on continuer à être cette communauté de citoyens liés par le même air respiré quand, à la moindre chaleur, nous expulsons vers l’extérieur et donc vers tous les autres la moiteur que nous ne supportons pas ? Peut-on s’offrir aux dépends des autres une fraicheur carcérale, insoutenable à terme ? Plus de courants d’air ni d’entrebâillements, plus d’interactions du dedans et du dehors qui font le charme de l’été ! Et que penser de ces capteurs de CO², de ces moniteurs d’air intérieur que le Covid risque de nous laisser en héritage ? Le bon sens et l’éducation ne suffisent-ils pas pour penser à aérer les pièces où l’on se réunit ? Faut-il techniciser notre con-spiration ?

N’oublions pas que nous REspirons ! Or cette continuité de la respiration, et donc de la vie, est désormais étroitement liée au maintien de l’habitabilité de la Terre. Ne rendons pas la Terre inhabitable par la manière dont nous choisissons de respirer ! Respirer ensemble – con-spirer – devient la manière première d’affirmer notre commune humanité. Osera-t-on revendiquer cette « conspiration » nécessaire ?!

[1] Pneumatopolitique (ce que conspirer veut dire) – AOC media – Analyse Opinion Critique

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