Elle envahit les rues, les maisons, les jardins, les caves… Nos villes et notre intimité. La boue est la nouvelle figure des catastrophes avec son rituel bien installé d’images emblématiques : vidéos saccadées et incrédules des témoins filmant des voitures emportées dans des flots bruns, reportages compassionnels auprès des sinistrés en bottes, passant et repassant des raclettes dans des séjours dévastés, interviews de personnes prises entre auto-injonction à l’optimisme et fond de désespoir et de lassitude.
La boue, c’est pour tous la saleté et des heures de labeur pour en venir à bout. Et pourtant cette boue, associée à la dévastation, est composée des deux éléments à la source de toute vie : l’eau et la terre. L’eau, dont on ne peut plus ignorer qu’elle devient une ressource critique même à nos latitudes ; la terre, dont on commence à comprendre l’extrême fragilisation quand l’humus n’est plus régénéré. Je ne peux m’empêcher de voir dans ces flots de boue, la vie qui s’épanche, le corps de Gaïa qui se vide de son sang. La destruction, on l’oublie trop souvent, n’est pas seulement en aval, dans les villes, elle est aussi en amont, et durablement, dans le ravinement des champs peu à peu privés de leur humus. Cet humus est déjà tellement appauvri par les pesticides que la terre devient cette presque-poussière si facile à arracher et à entraîner par les eaux de pluie. Ces eaux ruissèlent sans être absorbées dans des sols ameublis par des vers de terre ni freinées par des fossés ou des haies. La catastrophe est DEJA là !
Le surgissement de la boue dans nos villes, ce sont – ailleurs – les sols qui disparaissent et la pluie qui ne remplit plus les nappes souterraines. Mais le lien est trop peu fait. Je lisais dans l’article de Wikipédia sur les inondations belges de 2021, une longue liste de dommages aux personnes, aux biens et aux infrastructures. Les dommages environnementaux arrivent en fin de liste et rien n’est dit sur les plus de 100 000 tonnes de terre charriées par les eaux.
Malgré la prise de conscience en cours sur l’importance et la fragilité de l’humus (cf. le succès inattendu du roman de Gaspard Koenig), la terre reste peu présente dans notre conscience écologique. Il ne faudrait pas oublier avec la montée en puissance de la boue dans notre imaginaire des catastrophes, que l’association terre et eau c’est avant tout la fertilité, dans toutes les civilisations et depuis toujours. Prendre une poignée de terre entre les mains et la respirer n’était pas un geste incongru quand nous avions encore tous de paysans dans nos familles. Aujourd’hui les animateurs d’ateliers de jardinage font état de la répugnance de nombreux enfants à toucher la terre humide, considérée comme sale. On comprend pourquoi, pour certains, l’avenir est dans l’hydroponie ou même l’aéroponie qui se passent de terre pour faire pousser des légumes !
La parabole où le Christ crachait pour mélanger sa salive à un peu de terre et l’appliquer ensuite sur les yeux de l’aveugle-né afin de lui donner la vue doit sembler bien étrange à de jeunes lecteurs contemporains… Je me souviens aussi avoir lu dans le Graeber & Wengrow l’importance du limon et de la boue dans de nombreuses civilisations qui pratiquaient l’agriculture de décrue[1] bien avant les Egyptiens avec le Nil. Encore une fois la boue, dans la culture humaine, est AUSSI signe de fertilité et retour de la vie.
La terre, même transformée en boue, ne doit donc pas être figée dans la détestation catastrophiste. Comme l’eau perçue en même temps comme source de vie et potentiel de crue torrentielle, la terre doit rester ambivalente : sol fertile et boue envahissante. Sinon le refus viscéral de la boue pourrait conduire à étanchéifier encore plus les sols de nos villes, à canaliser les cours d’eau plus étroitement alors qu’on sait que c’est exactement l’inverse qui réduira les risques de catastrophes. Nous devons réapprendre le « sale » en ville. La présence des noues et des mares, le maintien des feuilles sur place pour faire de l’humus autour d’arbres sans goudron à leur pied. Nous avons déjà appris à moins corseter les jardins publics et à accepter les herbes folles sur (certains de) nos trottoirs… encore un effort ! La boue ne peut pas devenir l’affaire des seuls… é-boueurs.
[1] Au commencement était… David Graeber et David Wengrow, p.299 Les Liens qui Libèrent 2021