Pouvoir d’achat, pouvoir d’agir

Il est nécessaire et urgent de s’interroger sur l’enfermement de la politique dans la défense du pouvoir d’achat. Et si nous sortions de cette obsession en réfléchissant en termes de pouvoir d’agir ?

Le pouvoir d’achat serait donc la grande question du moment, celle qui doit orienter le début du nouveau quinquennat toutes affaires cessantes. C’est absurde et dangereux même si c’est politiquement incorrect de le dire. Jamais personne n’interroge cette notion étrange qui lie pouvoir et achat. Le pouvoir d’achat n’est pas un pouvoir ! Il n’y a aucune notion de maîtrise de ses choix dans le pouvoir d’achat, on ne parle que du niveau de consommation accessible. Cette notion enferme le pouvoir dans le quantitatif. Améliorer le pouvoir d’achat ne consiste qu’à augmenter la consommation. Les mots ne sont jamais neutres. On pourrait facilement parler de niveau de vie (même si statistiquement les deux notions diffèrent légèrement). En préférant « pouvoir d’achat » on politise artificiellement une donnée quantitative en la transformant en prétendu pouvoir. Nous nous focalisons donc sur la capacité à consommer comme principal critère du pouvoir que nous détenons. Plus grave nous finissons par considérer que ses moindres variations à la baisse sont une amputation de notre pouvoir. L’Etat est alors sommé de nous restituer du pouvoir d’achat dont nous serions indûment privés. Peu importe que les sécheresses ou les guerres fassent monter le prix des matières premières agricoles, notre pouvoir d’achat est sacré et rien ne doit l’amputer. Tout cela est toujours justifié par l’existence de ménages qui en sont à l’euro près pour boucler leur fin de mois. Il devient dès lors très malséant, surtout pour quelqu’un qui n’a pas de problème de fin de mois, de questionner cette approche. Et pourtant quelqu’un qui s’intéresse au pouvoir d’agir depuis plus de vingt ans ne peut pas laisser réduire le pouvoir d’agir des citoyens au pouvoir d’achat du consommateur. Je passe à dessein du pluriel au singulier ! Le pouvoir d’achat est forcément individuel alors que le pouvoir d’agir fait passer du singulier au pluriel, de l’individu au commun ou au collectif.

Nous savons que notre consommation doit baisser pour limiter la pression que nous exerçons sur les ressources naturelles et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le pouvoir d’achat devient sous cet angle un « permis de détruire ». A l’inverse de ce qui se répète à longueur de temps, ne devrait-on pas tirer parti de ces hausses de prix contraintes pour revoir en profondeur nos pratiques de consommation ? Nous avons d’autant plus besoin de développer notre pouvoir d’agir que notre pouvoir d’achat va – et doit – baisser ! Troquons une illusoire (et dangereuse à terme) hausse du pouvoir d’achat pour une capacité collective à nous organiser afin de réduire nos besoins de déplacements individuels, modifier nos pratiques alimentaires, enrichir nos loisirs avec des pratiques sociales ne nécessitant aucun abonnement ni aucune livraison express… Imaginons des façons d’habiter qui permettent de rompre avec l’étalement urbain. Développons un tourisme de proximité pleinement dépaysant. Mais on le sait, inventer d’autres modes de vie demande du temps, de la réflexion et des incitations à sauter le pas. La bonne nouvelle c’est que ce pouvoir dépend de nous alors que le pouvoir d’achat est largement contraint, et cela toujours davantage. Les dépenses pré-engagées pèsent d’autant plus lourd que le revenu du ménage est modeste : elles représentent ainsi 61 % en moyenne du revenu disponible des « pauvres » contre 24 % pour les « aisés ». La vie des idées qui publiait ces chiffres parlait pour cela d’impouvoir d’achat.

ET SI NOUS poussions nos dirigeants non pas à nous accorder des bons d’achats ou des réductions toujours ponctuelles et toujours insuffisantes mais à consacrer ces milliards à organiser dans tous les quartiers, dans tous les villages des rencontres du pouvoir d’agir où nous inventerions localement des solutions concrètes pour mieux vivre en dépensant moins ?

Beaucoup

Il y a des mots auxquels on ne prête plus vraiment attention. Et pourtant à un moment, on les considère et leur étrangeté nous saute aux yeux. Hier c’est le mot « beaucoup » qui est brutalement sorti de sa banalité au point de me précipiter chez mon ami Alain Rey. Récit de voyage au pays des mots, si, comme moi, vous avez envie de vous changer les idées !

Il est bizarre ce mot, non ? Où est la beauté ? Où est le coup ? Comment un beau coup a-t-il pu devenir cet adverbe exprimant une grande quantité ? En réalité c’est bien parce que beau ne parle pas seulement de beauté et coup de choc. Des expressions nous le rappelle : il y a belle lurette, à belle distance, un beau détour… Le beau signifie ici la grandeur. Et dans « boire un coup », normalement, il n’y a pas de coup porté ! On évoque simplement une quantité, sans la préciser. Un beau coup c’est donc une belle quantité. Et une belle quantité c’est beaucoup ! On voit bien dans cette expression devenue adverbe qu’elle ne remonte pas au latin. Beaucoup a donc remplacé un mot antérieur qui doit subsister à l’état de traces puisque rien ne disparaît tout à fait dans une langue. C’est bien sûr moult, issu du latin multum : moult détails, en moult occasions… Multum reste aussi indispensable pour créer des mots composés (multiprise, multifacette,…) qu’on aurait plus de mal à fabriquer avec beaucoup (une beaucoup-prise ?!).

Aujourd’hui beaucoup est à son tour attaqué par un adverbe employé de manière impropre mais de façon tellement récurrente que cet usage va sans doute finir par se normaliser. Après avoir presque remplacé « très », « trop » s’en prend à « beaucoup » et gagne du terrain. Un « j’aime trop !! » n’évoque plus un amour inconsidéré (encore que…) mais simplement le fait qu’on apprécie beaucoup, la dernière chanson de Pomme, la confiture à la mandarine ou le dernier Goncourt (c’était quoi déjà ?). En remplaçant beaucoup par trop, on se met à parler comme la pub qui nous vend depuis des années des voitures nécessairement suréquipées. A force de vouloir beaucoup, et en réalité toujours plus, la norme devient le trop. Le trop c’est la transgression facile. Le plaisir de l’interdit encouragé par la société de consommation.

Mais avec un peu d’espoir et de malice, on pourrait avoir la lecture inverse : n’est-on pas en train de reconnaître que « beaucoup » c’est déjà trop, que nous sommes affolés par les quantités que nous consommons ? Notre subconscient parlerait à notre place. Un jour peut-être, dans la société de la frugalité qui aura succédé à notre monde vraiment trop, « beaucoup » sera remplacé par « assez » (qui a signifié beaucoup au Moyen-âge) ! On reparlera de belle quantité en insistant sur la beauté et non sur la grandeur. On inventera une esthétique du peu. « Un doigt de porto », « juste une larme », « une lichette » ne nous apparaîtront plus surannés. Nous multiplierons les expressions pour dire notre satiété, notre contentement de peu, nous aurons la parcimonie heureuse ! D’accord j’en fais un peu beaucoup… Trop ?

Programme

Retour sur un mot qu’on a forcément entendu au cours de la campagne. Mais un mot qui est de plus en plus le fantôme d’un autre temps. Il serait nécessaire que l’on en prenne conscience pour que la démocratie reprenne de la vigueur à un moment où elle pourrait vaciller.

Qui utilise encore le terme de « profession de foi », désignation officielle de la propagande électorale ? On dit plutôt : « T’as reçu les programmes des candidats ? » Alors même que l’on ne cesse de regretter que les postulants à la présidence n’aient plus de programme on feint de croire que ce quatre-pages avec photo en Une pourrait en tenir lieu ! Tout le paradoxe de notre rapport à la politique tient dans cette confusion des termes. Des programmes sont bien élaborés par les candidats mais ils ne sont plus lus, à peine présentés au cours de la campagne, essentiellement évalués par une multitude de comparateurs, à la manière des lave-linges dans 60 Millions de consommateurs. On feint de vouloir des programmes sans avoir l’intention de les lire ; on prend pour des programmes ce qui n’est qu’une simple propagande calibrée pour la campagne officielle. Je trouve ça, à la réflexion, plutôt sain. Il y a une forme de vérité paradoxale dans cette dérive.

Et si on arrivait enfin à se dire clairement que les programmes n’ont aucun sens, aucune utilité, que tout le monde le sait, les candidats les premiers, puisque la plupart d’entre eux ont remplacé toute démarche programmatique un peu charpentée par une liste de mesurettes calibrées pour leurs passages au 20h de TF1 et la satisfaction de catégories bien précises d’électeurs potentiels (les chasseurs, les profs, les seniors,…). Un simili-programme que l’on pourra mettre en œuvre dans les fameux « cent jours » et dont on pourra dire, au bout d’un an, qu’il est réalisé à près de 80% ! Et si on arrêtait cette mascarade, ce jeu de dupes qui sape la confiance dans l’effectivité de la démocratie ?! Et si on reconnaissait que la notion même de programme est périmée dans un monde aussi incertain et complexe ? Programme renvoie pour moi à l’informatique ou même au métier Jacquart qui exécute ce qu’on a écrit à l’avance (c’est l’étymologie même du mot : pro à l’avance ; gramma inscription). Les programmes politiques sont à peu près aussi dépassés que les programmes télévisés consultés encore par les habitués vieillissants de la télé de flux à l’heure des replays et des plateformes. Les programmes supposent des réalités certaines, des mondes stables, des avenirs prévisibles, des humains dociles. Plus rien de tout cela ne subsiste mais nous continuons à faire comme si.

De quoi aurions-nous besoin alors ? Trois choses seulement : 1/ une vision d’une priorité qui va conditionner tout le quinquennat, qui va colorer toutes les mesures sectorielles que l’on va prendre chemin faisant 2/ une méthode qui explicite comment on va embarquer la société dans sa diversité puisque le politique n’a de force que s’il accompagne/encourage/facilite les évolutions des acteurs que nous sommes tous 3/ quelques repères de choses qui devront avoir changé à la fin du mandat (pas des objectifs chiffrés, des situations vécues qui devront avoir disparu ou au contraire des situations qui devront pouvoir être vécues à l’échéance du mandat, en conformité avec la vision). En réalité, nous avons besoin de quelque chose qui ressemble à … une profession de foi. En sachant que la foi n’est pas une croyance mais une fidélité, une fidélité à sa parole. Nous aurions dû nous rappeler qu’en 2015, nous avons déjà donné notre parole lors de la signature des accords de Paris. Nous avons une promesse à honorer à l’égard de nos enfants et des enfants de nos enfants : maintenir l’habitabilité de la Terre en limitant le réchauffement de la planète en dessous des 2°. Le programme est là, l’exigeante direction en tous cas. Je trouve affolant que la campagne n’ait pas été centrée absolument, viscéralement, instamment sur la manière dont chaque candidat allait s’employer à tenir cette promesse. J’en veux beaucoup aux médias pour leur pusillanimité à cet égard. Même la guerre en Ukraine aurait dû nous ramener à l’obsession de réussir une transition écologique, démocratique et désirable. Nous avons encore plus le devoir d’être exemplaires, de montrer au monde que la démocratie sert à se confronter au réel (même terriblement angoissant) de façon juste. Voilà le seul programme, non, la seule profession de foi qui vaille à mes yeux. Hélas, on en est tellement loin.